MC Solaar.
AU début, je dois dire que je m’en foutais. Je me foutais de ce que pouvait penser Sandra, de ce qu'elle pouvait dire ; je me foutais de savoir qu’elle avait des préjugés nazes. Moi, j’en voulais qu’à son cul. Un beau cul, c’est vrai. Mais c’était juste ça en fait : une histoire de cul.
C’est clair, j’aurais dû me douter que notre relation allait vite s’assombrir. S’entendre sur des malentendus, ça pouvait que causer des emmerdes. Les tricheurs finissent par perdre quand la vérité éclate au grand jour. Mais mon histoire commence la nuit.
Moi, je m’appelle Djamel Benraïs, Ben pour les potes. J’ai vingt-quatre ans. J’ai les cheveux noirs, raides et brillants, très courts à l’arrière, plus longs à l’avant et bien coiffé au gel. On me répète souvent que j’ai un peu le look à Marlon Brando dans ses premiers rôles : tout en jeans et en cuir. Ouais ! peut-être bien mais je conduis pas de moto.
La fille, Sandra, c’était un top ! Trois ans de moins que moi. Blonde fatale, un mètre soixante-quinze, un visage d’ange, un corps de pute. Une vraie bombe sexuelle ! Réglée pour un attentat à la pudeur.
Je l’ai rencontrée dans une boîte merdique où on passait de la musique merdique, où les gens, mis à part moi et mes potes, étaient des pantins caoutchouteux qui ondulaient sur des sons qui puaient la clope et les vapeurs d’alcool.
C’était un Vendredi. C’était la nuit. J’étais affalé dans un fauteuil, je planais dans le cosmos. Je laissais ma tête osciller — comme un petit chien en plastic à l’arrière d’une vieille 404 blanche — au son du beat cybertechnomerditruc… Et là, je l’ai vue. Elle dansait, les cheveux blonds transpercés de rayons violets et bleus, le regard cosmique… starshoot, la fille !
Ça faisait une semaine que j’étais pour ainsi dire libre, je venais de béton ma dernière conquête : Laetitia, petite brune aux yeux verts. Ça faisait donc un peu plus d’une semaine que j’avais pas tiré et j’admets que ça me tiraillait un peu. Du coup, je me suis dit que si, par hasard, cette fille, elle venait s’échouer à côté de moi, eh bien je l’accosterai. Et c’est ce qu’elle a fait. Elle est venue s’asseoir près de moi, a allumé une clope et alors, j’ai commencé à l’allumer, elle. Je lui ai pris la tête, à cette fille, pendant deux heures. Et elle est tombée. Sa tête sur mon épaule, ma main à sa taille découverte. Mais, à part quelques galantes galoches, je n’ai pas insisté vraiment. Elle non plus d’ailleurs. Et puis, si elle s’était imaginée pouvoir se taper un mec comme moi le premier soir, genre la pétasse qui te sort : « C’est maintenant ou jamais ! » Je pense que je l’aurais envoyée se branler avec un manche de pioche. Je suis un peu vieux jeu à ce niveau. Aussi, j’ai préféré la rancarder à l’Aqua-boulevard, je savais que là-bas, j’aurais plus d’effet sur elle.
C’est pas pour me vanter, mais il faut bien admettre qu’en maillot de bain, je suis un vrai Apollon. Je suis fuselé comme un vrai boxer thaï. Grand. Musclé, mais en finesse. Un corps lisse, des plaquettes abdominales bien dessinées, des pectoraux denses qui rejoignent de larges épaules et des bras justes stokos comme il faut, sans excès. Mes jambes sont longues et dures, ce qui me donne un réel avantage lorsque je combats sur un ring. Si je devais continuer la description, je conclurai simplement en disant que j’ai un réacteur nucléaire entre les cuisses et qui décharge… Ah ! putain c’qui décharge !
Elle m’a dévoré des yeux quand elle m’a vu. De mon côté, j’avais rien à redire, elle était super bonne ! Oh, juste peut-être un léger goût de cendre sur la langue mais je m’en tapais. Bref, pour résumer, je l’ai pécho dans le bain à remous. Je l’ai senti tellement vibrer quand j’ai glissé un doigt entre ses cuisses que j’ai bien cru qu’elle voulait que je l’enfile tout de suite devant tout le monde… Mousser dans les bulles, ç’aurait été marrant ! Mais bon ! Ensuite, on est allé chez elle. Elle habite dans le 7e arrondissement, près du musée d’Orsay. Et son appart, un musée aussi. Un don de ses parents dont elle a hérité des goûts. Des goûts de bourgeois !
Là, je l’ai regardé tiser et fumer. Moi, j’avais un verre de quelque chose qui se voulait être un jus d’orange. Je l’ai sentie se détendre. Moi, je l’ai sentie se tendre. Elle allait commencer à me baratiner, alors j’ai pas tardé. Je me suis rapproché et, calmement, je l’ai prise. Un corps à corps sans trop de violence, techniquement moyen, protection optimale. Un temps moyen aussi. C’était le premier round, un essai. On sait pas trop, alors on teste l’adversaire. Plus tard, j’ai transformé l’essai dans les formes. Droit au but. C’était mieux, plus raide. Mais je glisserais sur les détails visqueux…
On est sorti ensemble, plusieurs fois dans le mois.
Avec les filles, je sais me montrer cool ! Un peu romantique. Je leur montre mon bon côté en faisant croire qu’elles comptent vraiment pour moi, même si souvent c’est seulement un coup de mytho. Je force beaucoup en fait, surtout sur le ton de la voix. Genre j’essaie de pas être trop agressif. De paraître doux, un peu comme un gosse tout sage, tout sourire, tout câlin, mais pas style gol débile, juste un peu naïf et vulnérable. Comme ça les meufs, elles ont comme l’impression de me dominer un peu, sur le plan intellectuel, ça les rassure, tu piges ?
Mais y’a quelque chose que j’ai oublié de lui dire, c’était peut-être volontaire, enfin j’en sais trop rien. Elle connaissait pas mes origines et je lui ai laissé entendre que j’étais du sud — un méditerranéen au teint clair — que je vivais provisoirement chez des amis et d’autres trucs… Je lui avais pas raconté la vérité : j’étais un rebeu de la cité, je vivais en fait chez ma daronne dans un HLM crade et je passais mes journées dans un atelier à tirer des fils sur des circuits imprimés dans un boulot de câbleur, pour gagner à peine une demi-plaque par mois. Le problème est venu de là, je crois. De mes origines sociales et culturelles.
Par un bel après-midi ensoleillé, tranquille, on est passé dans le quartier des Halles. Elle me tenait le bras, on faisait un beau couple. Moi, avec mon mètre quatre-vingt-cinq et mes cheveux noirs, elle, avec ses longs cheveux blonds qui lui tombaient presque à la taille. Gosse beau sort avec sa poupée, matte un peu le keumé ! Putain ! c’est sa meuf ? Ken sort avec Barbie et Ken kène Barbie. Normal !
Sur la place, toupart, y avait plein de lascars et de tribus de zouaves. Des blacks, des cousins, des skaters, des pédés aussi, enfin ! la faune habituelle ! Sandra, elle s’est collée à moi en me serrant le bras et elle a commencé à me dire : « Oh, je ne peux pas les supporter ces gars-là !
— Qui ça ? » J’ai demandé. Je dois dire qu’à ce moment-là, je calculais pas ce qu’elle me disait.
« Eh bien ! ceux-là, les noirs et les arabes.
— Ah ouais ! Pourquoi ?
— Ils sont toujours là à te courir après, surtout les noirs. Tu sais bien quand ils voient une blonde… Et les arabes, ils me font peur, j’ai toujours l’impression qu’ils veulent me violer ! » Et puis elle a rajouté : « Mais avec toi, je me sens en sécurité ! »
Sur ce coup-là, j’ai rien dit. Je sentais toujours ses mains s’accrocher à mon bras et là, je me suis senti mal. J’ai fourré mes poings dans les poches de mon jean : vex.
Autant, je pense que je suis vachement intégré à la société française : J’ai jamais eu d’embrouilles avec la justice — nique sa mère ! — je porte des Lévis 501, deux boucles d’oreille à gauche, je m’exprime en bon français, je cours le pognon autant qu’les meufs et tout ; autant, ce genre de paroles ça me fait me replier sur moi-même et sur ma culture. La salope ! C’est clair ! elle est… Elle est bonne mais putain c’qu’elle est conne ! Si elle flippe des rebeux pourquoi est-ce qu’elle se trimbale avec moi : l’arabe type ! Pas le petit intello genre qui passe son temps à s’branler et à pisser des lignes dans les amphis de facs pourries et qui te font la morale en te tenant le discours, genre : « Vous les jeunes, vous gâchez votre avenir… » Zobi ! Nique sa mère ! Moi, je suis l’arabe numéro un de la cité number one… Merde ! Putain d’sa mère, pourquoi elle a dit ça, hein ? Y’a vraiment pas moyen d’se comprendre ? Faut toujours qu’ils essaient de nous mettre mal dans notre peau ! À ce niveau de mes réflexions, j’ai ressenti comme une force qui sortait de moi comme de la flotte d’une éponge qu’on presse. Quelque chose que je saurais pas trop définir. Quelque chose qui est venu recouvrir mon sentiment de frustration. Je me sentais tout à coup comme quelqu’un d’exceptionnel appartenant à une race exceptionnelle et les propos racistes pouvaient que renforcer cette idée. Je valais mieux que Sandra… Mais ça, je le savais depuis le premier jour. En fait, je valais mieux que tout le monde. Et cette idée me consolait.
Le soir même, quand je l’ai prise — par derrière cette fois — j’avais la rage et j’ai débandé très vite, avant de la faire jouir ! Et malgré tous ces espoirs, j’ai pas remis ça. J’l’ai mise dans l’vent ! Ha ! Ha !
Je suis pas trop diksa avec les meufs mais j’admets qu’après ça, j’avais envie de lui faire du mal, à Sandra. Et il était plus question, aussi, qu’elle profite de mon corps gratuitement, c’est clair. Il fallait qu’elle paie, et moi, je connais qu’une seule façon de raquer, c’est d’aligner le genhar ! Genre ! Alors, Ben, l’Apollon romantique, craignant ni la foudre et ni le tonnerre de Zeus, je me suis fait passer pour un pauvre mortel qui s’est fait lourder par des enculés d’tauliers et qui a plus une tune en poche… Heureusement, le gosse beau joue la carte de sa petite amie… Une bonne… poire qui, parce qu’elle est mignonne et qu’elle fait des photos de mode, est pleine au as. Sandra, je suis le valet de Trèfle sans-coeur qui te carotte et pique ton pognon comme au poker où y a pas d’excuse ! Reine des bouffonnes ! En plus, Sandra, elle est un peu comme moi, elle adore s’amuser, sortir en boite, s’faire des restos : tout ce que j’aime. Elle adore nos virées nocturnes dans sa petite Clio chipie avec ma main entre ses cuisses quand elle dévale les boulevards. Et Sandra, elle est très jalouse… C’est pour ça qu’en boîte, je jubile quand la débile se bile en me voyant courtiser d’autres nanas, la plupart du temps c’était des filles que je connaissais déjà pour les avoir croisées deux-trois fois dans le même genre d’endroit. Un soir, j’ai même fait en sorte qu’elle me voit avec une superbe beauté black dans une discussion très… disons scientifique, où il était question de connaître par l’expérience toutes les zones érogènes de la bouche. Mais t'inquiète bébé, tu as l’exclusivité de ma… haine ! Ha ! Ha !
À la sortie de la boîte, elle a même pas fait allusion à ma petite escapade sentimentale. J’ai réalisé alors qu’elle était très accro de moi et j’ai continué à lui faire ce genre de sales coups.
Pourtant, si elle, elle était croque de moi, c’est moi qui ai craqué en premier. Pour une connerie, je dois dire. Je croyais être blindé, mais là, elle me mettait à la masse après m’avoir court-circuité.
Elle avait fait une faute. Et, fut-elle futile cette faute, moi, j’estimais que c’était grave.
Depuis ce truc, je me suis comporté comme un vrai yenche avec elle. Il faut dire qu’à plusieurs reprises, elle m’en a donné l’occasion.
Une fois, elle a insisté pour venir m’accompagner à une soirée organisée par le club de boxe thaï. Elle aurait bien dû se douter que toute la caillera des técis allaient venir squatter dans cette putain de soirée. J’étais venu la prendre chez elle avec une vieille caisse qu’un pote qui bosse dans un garage m’avait prêté pour la nuit. Je devais juste faire gaffe à l’autoradio.
Je me suis surpris à être gentil avec elle. L’entrée pour les externes, était de cent francs mais je l’ai fait rentrer sans raquer, vis-à-vis de mes potes c’est clair que ça la fout mal de jouer les crevards ! Je suis entré avec elle et je l’ai laissé à peine cinq minutes toute seule pour aller saluer des copains que déjà trois lascars (deux renois et un rebeu) sont venus la faire chier. Bizarrement, j’ai pris mon temps avant d’agir. Sandra me jetait des regards suppliants pour que je vienne la sortir des griffes des trois gars qui l’entouraient mais moi, j’attendais, plongé dans des fantasmes où je me voyais comme dans un film tout zarbi, dans des scènes de violence où y avais moi et puis Sandra, la victime.
C’est Malik — un mec de la thaï — qui m’a sorti de mon trip et m’a incité à intervenir : « Eh ! Neb, tu vas pas laisser ces bouffons toucher à ta meuf ! » Ça a fait tilt dans ma tête ! Je flippe pas pour la meuf, une trop bonne cible pour des tapeurs, non, mais Moi ! Mon image, voilà ce qui compte, et ces trois connards, ils touchent à mon image ! J’ai déboulé sur eux, style tout vénère et colère. Quand ils m’ont vu arriver, ils ont lâché l’affaire, direct. J’aime pas me battre avec les mecs des cités, ça s’arrête jamais ! J’étais content qu’y ait pas eu d’embrouille.
Plus tard, j’ai abrégé la soirée. J’ai raccompagné Sandra chez elle et je suis rentré chez moi, la haine dans le ventre, le son à donfe. Quand je pense que j’aurais pu me taper pour cette petite conne. La belle, la blonde, j’la nique ! Et avec elle, je nique tous les racistes de la planète. Je nique son bâtard de père qui s’est tapé mes cousines pendant la guerre d’Algérie, je nique tous les enculés qui votent front national et qui exploitent mes frères…
Il faisait nuit noire, sur le parking en bas de chez moi, je passe devant une poubelle métallique et je kicke dedans genre tire au but. Ouais ! Des fois, t’as tellement la jeura, tu fais n’importe quoi ! Aussi, je me suis fait mal et j’ai éclaté de rire comme un tebé. Un rire sec, sans joie. Mais putain ! qu’est-ce que je glande avec une poufiasse pareille ?
Ce qui m’a attiré la première fois chez cette fille, c’est la manière avec laquelle elle matait les mecs. Je l’observais danser. Quand des mecs s’approchaient pour lui parler, elle les regardait avec un regard électrique chargé de genre qui s’la raconte : « tu ne crois tout de même pas que je vais céder aux avances d’un gars comme toi ? » qu’elle avait l’air de dire. J’ai pris ça comme un défi, une proie difficile à attraper que je pourrais ensuite accrocher à mon palmarès de gonzesses potables. Et maintenant ? J’ai attrapé la belle caille, j’y ai goûté, et après !
Moi, quand j’ai des problèmes, je m’aperçois vite que pour les résoudre, je peux compter sur personne d’autre que sur moi-même. J’ai plein de potes, c’est vrai ! mais personne à qui me confier. Pour mes rempes — mon père, ma mère — je suis une sorte de fantôme qui, la semaine se lève à cinq heures du mat pour aller taffer et qui, le week-end, fait une vague apparition au milieu de l’après-midi pour ensuite s’évaporer tout le reste de la journée jusqu’au lendemain. J’ai donc pris ma décision seul : Sandra, je dois te jeter ma belle ! C’est clair, il fallait que je lui balance la vérité dans la face comme un highkick porté à la tête après un corps à corps particulièrement sauvage où les coups de genoux t’arrachent tellement les tripes que t’as envie de gerber, que t’as envie qu’on arrête le combat et aller te pieuter pour oublier qu’on vit dans un monde de merde où on s’fait chier à s’prendre des coups, oublier c’est ça !… Mais bon ! Je suis pas le genre mec qui s’esquive comme une tapette, quand je casse avec une meuf, je m’explique d’abord avec ! Et puis, tant pis pour la tune, ma dignité passe avant tout ! Sur ces réflexions, j’ai gravi à tâtons les trois étages qui mènent à ma piaule et, en évitant de réveiller toute la mifa, j’ai été me couché sans même prendre la peine de me désaper. Je me suis endormi tout de suite.
Le lendemain — un dimanche — j’ai proposé à Sandra de changer un peu d’air, de visiter ce putain de musée d’Orsay dont elle me bassinait la tête quelquefois.
La culture, les sculptures, les peintures, je m’en branle ! Dans ma cité, on aime plutôt les voitures, les aventures avec de belles créatures et de la bonne nourriture… on fait aussi un peu de muscu, certains graphent sur les murs, d’autres se font des petites soirées groove. On tue le temps, parfois y’en a même qui s’entre-tuent… Mais bon ! sinon moi, j’aime bien lire. Surtout des trucs assez hards genre avec de la violence et du sexe. J’aime aussi apprendre des mots nouveaux, compliqués, des mots qu’on emploie pas souvent chez moi. J’aime surtout les mots qui ont un son. Ça me permet de les mettre côte à côte et de les écouter chanter tout seul. J’ai comme ça écrit des petits poèmes rythmés tout plein de sons qui s’entrecroisent et se percutent :
C’est moi ! Narcisse, L’Adonis plein de vices Qui kiss la miss entre ses cuisses Ou selon ce que l’on Dit, je suis Apollon De Colombes comme Christophe Et je trace sans stras ni stress à la seconde strophe … |
Seulement, j’habite plus à Colombes où j’ai été pondu mais à La Courneuve, une vieille ville. Des fois, je regrette un peu l’école… C’est vrai que j’aurais pu réussir. J’ai eu le bac, il m’a fallu le passer deux ans de suite mais j’ai lâché l’affaire en première année de BTS électronique. Mais ce que je regrette le plus, c’est que j’étais plutôt doué dans le genre rédactions au collège et dissertations au lycée. J’avais toujours des choses à dire sur tout ce qui m’entoure même si les profs me reprochaient souvent le fait que c’était mal exprimé et plein d’incohérences comme ils disaient ces cons-là.
Toujours est-il, pour en revenir à ces putains de tableaux, je dois dire que ça me gonfle ! Sauf peut-être, les portraits de femmes, leurs yeux surtout. Leurs yeux larges, prenants, des yeux de femmes. J’aime leurs yeux ! Oui ! leurs yeux !
À la caisse, j’ai fait genre mine de vouloir payer mais Sandra m’a devancé. Ensuite, elle a commencé à débiter ses connaissances sur ce qui était exposé dans l’ancienne gare. Je faisais semblant d’écouter, d’être attentif aux explications de la femme qui se prenait pour mon institutrice me faisant un cours au tableau — sur les tableaux — mais je regardais les murs. Oui, oui ! C’est beau, c’est beau toutes ces mochetés exposées !
Un moment, j’ai abandonné ma salope pour aller m’installer sur une banquette. Il faut dire que j’avais mal au pied depuis l’histoire de la veille, sur le parking. Je regardais Sandra déambuler de tableau en tableau, ce qu’elle pouvait être bête. Moi je comprends rien à l’art, mais je le dis : j’en ai rien à foutre. Enfin… J’ai fini par m’assoupir en pensant aux prénoms des filles. Ça peut sembler bizarre mais j’dois dire que ça m’éclate de lister des prénoms de fille et de définir une personnalité à partir d’une simple orthographe. Genre : une fille qui s’appellerait Christine, je lui donnerai vingt ans, les cheveux blonds tirant vers le châtain clair avec des yeux de granit gris et dur, un beau sourire mais rare et réservé à l’élu de son coeur, une pure chienne, en clair. Y a d’autres prénoms que je trouve nuls, les noms de fleurs : Rose, Marguerite, Dahlia, ça sonne comme des noms de vaches. Sûr que c’est poétique, j’me vois bien culbuter Marguerite dans un champ de marguerites, Violette dans un champ de violettes mais j’lâche l’affaire pour Rose même si elle est bonne la fille, j’irais pas foutre mon cul dans un champ de rose avec elle !
Et donc, à planer comme ça dans ces rêveries de poètes de banlieue à deux francs, j’en suis arrivé au prénom de Sandra. C’est un beau prénom, Sandra. C’est comme cendre, Cassandre, … Sandra. C’est vaguement typé, c’est… disons : métissé. Si je m’applique à décrire ce prénom, je dirais que Sandra évoque pour moi un lieu tranquille, une chambre à coucher en fin de journée, l’été. Le lit et les cheveux défaits, nue, la pose au repos, les yeux à moitié fermés (comme une fille en train prendre son pied). Seule dans la pénombre, une lueur qui perce la fenêtre aux rideaux ocres tirés, et un vague parfum dans l’air. Y pas de place pour deux corps dans ce décor. Juste le sien.
En pensant à ça, je me suis senti drôle, un peu triste. Alors je me suis levé et, tout boitillant, j’ai commencé à mater les peintures exposées en faisant des pauses à la fenêtre pour regarder au loin, le jardin des tuileries qui grouillaient de branleurs traînant leur femme et leur poussette sous un ciel maussade. Dire que je pourrais ressembler à ça un jour !
J’ai dit que je n’encadrais pas la peinture et c’est bien une peinture qui m’a mis hors de moi. Je suis tombé sur un putain de tableau qui représentait des nomades dans le désert en train de prier dans toutes les directions. Ouais ! Refré ! T’as bien compris ! Dans toutes les putains de directions ! Zobi ! À croire que le bouffon qui a peint la scène, il a voulu ajouter une pointe d’humour, histoire de se foutre encore un peu plus de la gueule des arabes. Putain d’sa mère ! Au même moment, je sens une main toucher mes seufs et j’entends Sandra dans mon dos qui me fait : « Tu étais où ? Je t’ai cherché.
— Ouais, vas-y ! Qu’est-ce… » Et je l’ai maté avec tellement de haine dans le regard que j’ai cru voir passer sur le petit visage de ma nana si mi-mi une expression genre grosse frousse. « Qu’est-ce que tu as Ben ? Pourquoi est-ce que tu me dévisages comme ça ?
— Parce que t’es bonne, chérie ! je lui ai dit, en prenant l’accent de ma banlieue.
— J’aime pas quand tu parles comme ça. Ça ne te va pas du tout, tu sais.
— Et pourtant, je suis de la banlieue nord…
— Ben !
— Vas-y ! Tu m’appelles plus comme ça ! J’m’appelle Djamel. Djamel Benraïs », je lui ai dit. Et j’ai pensé : le fils du président… Hum ! Ouais, plutôt le président de l’association des gars qui font pas gaffent de sortir avec des garces comme toi !
Après plusieurs minutes de silence, je lui fais : « Qu’est-ce que ça te fait d’être sorti avec un arabe. Un violeur et un voleur, un maraudeur des cités de la pire espèce ! » Et je pensais pour moi-même : qu’est-ce que ça te fait, sale pute, de t’être fait rentrer dedans par la queue heu ! … d’un rebeu !
Elle me répond sur un ton vachement calme : « Tu sais, toi, c’est différent ! Et puis, je ne suis pas raciste du tout.
— Ah ouais !
— Oui ! Oui ! je t’assure !
— Tu sais ce qui me fait le plus chier. C’est la fois où t’as commis une chose impardonnable.
— Mais quoi ! Qu’est-ce que j’ai fait de si grave ?
— J’ai les idées larges, c’est vrai — autant que les épaules, je pense. Mais putain ! t’avise plus de recommencer à bouffer du porc quand je suis avec toi ! T’as compris ! Tant… tant que t’es avec moi, tu fais c’que je te dis, putain de merde !
— Chut ! Ne crie pas, on est dans un musée…
— Mais j’m’en bats les couilles de ton musée ! » je lui ai balancé, et j’ai grimacé mochement.
Après ça, je pensais qu’elle allait le prendre mal et me donner de cette façon le prétexte pour me foutre en boule, lui faire la gueule et entamer le discours sur le « Ça va ! Ça va ! On s’arrête là ! OK ! Ta gueule ! » et cetera. Ensuite, j’aurais enchaîné sur des méchancetés et elle se serait tirée de son côté, moi du mien avec un « Ciao ! Bye ! Casse-toi ! » Je serais retourné en boite avec des potes pour me trouver une autre meuf tout aussi bonne à baiser et on aurait remisé là-dessus. Elle m’avait fait un tour de cochon en bouffant du porc, et dieu sait que je l’accepte de n’importe qui sauf d’une fille avec qui je fais du bouche à bouche, elle avait mangé du porc donc, et moi je me vengeais en faisant ma tête de cochon et en grognant des saletés sorties de la porcherie. Y avait de quoi rire mais je riais pas ! Et je pensais que Sandra aussi, elle allait pas rire.
Seulement voilà, Sandra, en train de se bidonner, elle me répond : « Ne te fâche pas Be… Djamel, je ne savais pas. C’est pas un problème tu sais, du moment que nous sommes ensemble. Mais s’il te plaît ne crie pas, on va se faire remarquer. »
Alors là ! Elle m’en bouchait un coin la salope. Elle se foutait de ma gueule ou quoi ? Malgré ce que je lui avais dit, elle continuait à ramper comme une guédro en manque devant un dealer, allant jusqu’à provoquer en moi un sentiment de culpabilité et aussi de la pitié. À trop fréquenter les bibliothèques et les musées de tapettes, je suis donc devenu trop gentil ? Le fils d’immigrés s’est désintégré en s’intégrant intégralement à la société française. L’africain s’est-il oxydé au contact de l’occident ? C’était pas exactement ce que je pensais à ce moment précis, c’est venu après parce que là, j’étais encore trop en état de choc devant ma meuf toujours en train de se marrer comme si elle avait méfu un keutru genre shit marocain à dix keusses.
Je la regarde, silence. Pour la première fois, je me rends compte que sa peau est claire. Enfin, je veux dire que comme ça à la lumière, elle est plus claire que moi. Vachement plus claire. Est-ce qu’elle dit la vérité ? Elle a dit « Djamel » comme elle aurait dit « Jean-Pierre » ou n’importe qui. Je pense qu’elle devait se douter depuis le début de qui j’étais. Malgré le gel brillant pour rendre mes cheveux plus raides pour pas être bouclés comme ceux de mon père, le côté fils d’immigré devait quand même ressortir. Alors pourquoi ?
Pourquoi est-ce que je me sens tellement attiré quand elle me regarde… Et peu à peu, la vérité émerge, peinte sur son visage en couleurs claires comme un de ces putains de tableaux de ce musée glauque. Si ce pédé de Narcisse, il avait regardé dans les yeux d’une meuf comme Sandra, il n’aurait pas eu à se branler devant son reflet. Sandra, quand elle me regarde de cette manière, elle me fait bander. Et je crois pas exagérer en disant que c’est réciproque… Enfin… Tu m’comprends !
J’ai finalement compris pourquoi cette fille, elle s’accroche à moi et pourquoi moi, je m’accroche à elle aussi. C’est que, d’une certaine manière, on est pareil elle et moi. Elle a le même mal qui nous unit. J’ai pensé que je valais mieux qu’elle, en fait, entre elle et moi, y a pas de différences. Je regarde ses yeux bleus comme un ciel sans nuage et je me vois. Ses yeux sont des miroirs, des putains de miroir et j’adore, je vénère l’image qu’ils reflètent. Même si je sais que c’est pas très sain. C’est mal même ! Oui, mais comme j’ai dit, ça me procure du plaisir. Avec Sandra, ce plaisir il est… comment dire ! Comme deux miroirs mis face à face et toi au milieu, tu te réfléchis à l’infini. Ce plaisir entre elle et moi, c’est ça.
Alors, en cet instant où j’ai tout compris et où on est que tous les deux, face à face au milieu des paysages et des portraits qui sont les seuls à nous mater d’ailleurs, je ressens comme… de l’amour ? D’accord, c’est dure à admettre, je l’aime mais surtout, ça me plaît de l’aimer.
J’ai donc repris ma voix basique, légère et claire et je lui ai dit sur un ton neutre, sans acidité : « On va chez toi ? » Elle a fait signe que oui. Quand plus tard, elle et moi, on s’est retrouvé à l’horizontal, j’avais changé de position : je lui en voulais plus, à Sandra. Non ! J’en avais trop envie pour ça. Et je l’aimais.
Et depuis ce jour, je me suis un peu calmé. J’ai pris la décision de me comporter en adulte et d’éviter de shooter dans les poubelles.
Je sors de nouveau avec elle comme au début de notre rencontre. Je la quitte pour ainsi dire jamais. On a des projets pour nous deux. Elle va essayer de m’introduire pour faire des photos de mode, genre. Elle m’a même proposé de venir m’installer chez elle. Je vais y réfléchir, je lui ai répondu. Faut pas que cède trop sur le terrain des sentiments. La sensibilité, ça peut te nuire si tu te laisses dominer par elle. Sur ce point-là, je continuerai à être Ben le tricheur mais pour le reste, il est temps que je m’assagisse, que j’agisse pour construire mon avenir, quitter ce trou à rat de cité merdique et arrêter de fréquenter les mauvais lascars de mon quartier, ceux qui ne pensent qu’à t’entuber et sur qui tu peux jamais compter quand t’es dans la merde. Par le passé, il aurait été impensable de penser qu’un mec comme Ben puisse penser au futur. Mais les temps changent. Savoir conjuguer son potentiel quand on en a, avec les opportunités qui se présentent est un impératif inconditionnel, je pense.
Alors les sales coups, les coups de putes, les coups bas, ce coup-là c’est fini ! Sandra, j’ai cessé de lui faire du mal gratuitement car son corps, comme le mien, a de la valeur. Il est parfait. Je voudrais pas l’abîmer, le blesser. J’ai un souci constant de le préserver comme un objet rare auquel on tient par-dessus tout. Il est si lisse, si beau. Et tellement doux comme notre Amour. Ouais ! Tant que ça dure, tu vas m’dire !
Abdelkrim T'ngor © 1995 - 2025
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