Siracide, IX, 8.
Aurélien Cellier venait d'emménager au dernier étage d'un petit immeuble de quatre étages au sud de Paris. La banlieue lui avait toujours semblé un endroit morne et triste où la vie semblait s'être immuablement figée dans la grisaille du béton ; l'éloignement de son nouvel emploi l'avait incité à venir s'installer là et quitter son petit studio du 14ème arrondissement où il avait toujours vécu seul après la mort de sa mère.
Il trouvait néanmoins une compensation dans ce nouveau logement : le loyer était raisonnable, l'appartement était grand et bien éclairé — une baie vitrée donnant sur un balcon orienté plein sud lui apportait les rayons du soleil tout au long de la journée. C'était l'été et le soir, Aurélien, chez qui le stress du travail causait souvent des insomnies, retrouvait un peu de calme sur le balcon en fumant un joint soigneusement roulé, assoupi sur sa chaise, les pensées dissoutes dans le ciel nocturne que les lumières de la ville dépouillaient de ses étoiles.
Un de ces soirs, peu après minuit, il la vit.
L'immeuble se scindait en deux parties perpendiculaires dont l'une était plus petite que l'autre, l'ensemble formant ainsi un « L ». À gauche par rapport au balcon où se trouvait Aurélien, les fenêtres des chambres donnaient sur cette façade. Toutes étaient plongées dans le noir. Un étage plus bas, Aurélien vit la chambre s'éclairer et les rideaux, léger voilage blanc, laissèrent paraître la silhouette d'une femme d'une beauté que la distance et la nuit ne pouvaient corrompre. Il pensa d'abord détourner les yeux — s'immiscer dans la vie des gens n'était pas dans ses habitudes — mais la forme qui se détachait dans le cadre de cette fenêtre lui fit ressentir une émotion si vive qu'il se redressa sur sa chaise pour mieux l'apercevoir. Dans cette vue plongeante, il la voyait presque de la tête au pied. Lentement, la femme commença à se déshabiller. Chacun de ses mouvements semblait porté par un rythme musical, une chanson lente et sensuelle. D'un geste, elle défit ses cheveux qui tombèrent tout en volume jusqu'au milieu du dos, dans la pénombre, ils paraissaient dotés d'une vie propre, luisants et noirs ; son corps progressivement se découvrit : mince, de longues jambes, des seins sans excès, pleins et ronds ; tout en enlevant ses habits, elle gardait les épaules rejetées en arrière, comme pour s'admirer devant un miroir qui semblait lui faire face. La forme de son visage se dessinait de profil, un visage ovale, un petit nez, une ligne courbe parfaite partait de ces lèvres qu'Aurélien imaginait belles, contournait son petit menton, longeait un long cou et venait se perde dans sa poitrine.
Aurélien n'était pas le genre de garçon à regarder les femmes de manière insistante. Ses amis, le connaissant prude au sujet du sexe, le charrier souvent. Lorsqu'il se trouvait avec eux et qu'ils croisaient une jolie femme dans la rue, il y en avait toujours un pour lui lancer : « Aurélien, vise le cul de la nana ? » Aurélien jetait alors un vague coup d'œil par réflexe puis, l'air gêné devant les railleries de ses camarades, il détournait le regard. Il se sentait bouillir ; pour lui, c'était malsain de lorgner ainsi des inconnues. Ces inhibitions ne pouvaient provenir de ses parents, il n'aurait pu se plaindre d'avoir reçut une éducation stricte, sa mère et son père s'étaient montrés ouverts sur tout point de vue ; physiquement, ceux qui le voyaient pour la première fois le jugeaient plutôt beau garçon : maigre mais avec cette force physique que possèdent les gens nerveux, un visage imberbe aux traits fins et nets préservé des ravages d'une puberté survenue très tôt, des cheveux bruns mi-longs qu'il ramenait sans cesse en arrière parce qu'ils lui tombaient sur le front — ce geste d'ailleurs lui confiait une assurance qu'il ne possédait pas réellement ; ceux qui le connaissaient mieux, le considéraient comme une personne hautaine et froide qui de façon générale évitait de se lier aux autres, vivant mentalement en reclus. On lui reprochait de ne pas prendre part aux discussions, de garder pour lui ses pensées et de fixer ses interlocuteurs avec des yeux bleu abysse insondables et énigmatiques. Et c'est peut-être pour cette raison qu'à 23 ans, Aurélien n'avait jamais connu l'amour d'une femme. Plus jeune, il lui était arrivé de connaître de pâles expériences. La seule qui l'ait marquée vraiment s'était déroulée lors d'une soirée entre amis. C'était l'une des rares fois où il s'était laissé aller à boire et Julie l'avait discrètement attiré dans une chambre où elle s'était livrée sur lui à des jeux érotiques dont elle avait l'habitude et dont le plus souvent elle seule bénéficiait. Aurélien avait du mal à s'affirmer et face à une jeune femme déterminée telle que Julie, il était sans ressource. Julie avait su tirer parti de sa faiblesse et de son ivresse, elle l'avait poussé à pratiquer sur elle un acte qu'il n'aurait jamais imaginé faire à une femme s'il s'était trouvé à jeun. Julie avait joui de façon manifeste mais en retour elle s'était payée sa tête faisant preuve d'un mépris qui le mit mal à l'aise. Rentré chez lui, Aurélien s'était senti trahi et avait vomi.
Quand la femme fut entièrement nue, elle disparut dans une autre pièce et ne revint qu'au bout de vingt minutes habillées d'une nuisette. Aurélien avait patiemment attendu son retour. Lorsque la lumière de la chambre s'éteignit, il ressentit un peu de tristesse et se décida finalement à aller dormir. L'image de cette silhouette le hanta dans ses rêves. À chaque fois qu'il tentait de s'approcher pour voir son visage, la femme se dérobait. Quand enfin il réussit à la saisir sans qu'elle puisse fuir davantage, c'est les traits familiers de sa mère qu'il découvrit. Son réveil sonna 7 heures, Aurélien se réveilla, n'ayant gardé de son rêve que le visage tant aimé de sa défunte mère.
Qui était cette femme ? Il crut la reconnaître à plusieurs reprises dans le bus, sur le trajet de son travail.
Au bureau, il réussit un peu à l'oublier mais le soir, il regardait sans cesse sa montre pestant contre le temps qui ne défilait pas assez vite. Dès la tombée du soir, il était à son poste, fixant la chambre comme un sniper prêt à tirer sur sa victime.
La lumière s'alluma à peu près à la même heure que la veille. La femme exécuta les mêmes gestes comme un rituel longuement répété. Aurélien l'observait.
Chaque soir, maintenant, Aurélien se plaçait sur son balcon et attendait la femme. Quelques fois, elle ne rentrait pas. Le week-end, la chambre demeurait vide. Au bout d'un mois, Aurélien connaissait assez bien ses habitudes nocturnes. Il ne l'avait jamais vue en compagnie d'un homme ; se pouvait-il qu'une aussi jolie femme n'est aucun amour dans sa vie ? Il voulait en savoir plus. Il put très facilement apprendre son nom en regroupant les informations que lui fournissaient la position de l'appartement et le numéro inscrit sur la boîte aux lettres. Par chance, son nom figurait aussi dans l'annuaire. Après avoir longuement réfléchi et hésiter entre l'aborder dans la rue et la contacter par téléphone, il opta pour la seconde solution.
« Allô ! Qui est à l'appareil ?
— Oui, bonsoir. Vous ne me connaissez pas mais s'il vous plaît, ne raccrochez pas. Je sais, il est tard. Je vous ai vu rentrer, j'espère ne pas vous déranger.
— Qu'est-ce que vous voulez ?
— Je voudrais seulement que vous m'écoutiez, ensuite, si vous voulez vous pourrez raccrocher. Ce n'est pas très malin, je sais, mais je n'avais pas d'autre solution pour vous parler. Vous êtes tellement inaccessible. Voilà, je m'appelle Aurélien Cellier, j'habite l'immeuble, mon balcon donne du même côté que celui de votre chambre. Enfin. C'est difficile à expliquer. Pourquoi l'amour ne pourrait s'exprimer de manière simple ? Pourquoi est-ce si difficile de dire je t'aime ? Donc, voilà, je vous vois de chez moi le soir, et je vous trouve si belle. Je souhaiterais vous parler. Faire connaissance. Êtes-vous toujours là ? »
Elle avait raccroché.
Ce fut comme un coup de poignard porté au cour. Aurélien se sentit humilié. « Je suis qu'un con ! » pensa-t-il ; s'il s'était tu, il aurait pu continuer à jouir en secret du spectacle qui s'offrait à lui presque chaque soir, car à peine avait-il reposé le combiné et s'était approché du balcon pour apercevoir la chambre, qu'un lourd rideau sombre en masquait l'intérieur. Le spectacle était fini.
Dans un élan de désespoir, il sort. Il descend l'étage qui le sépare de la femme, longe le couloir en angle et frappe à sa porte. Il ne se fait pas d'illusions : elle n'ouvrira pas. La porte s'ouvre pourtant. La femme paraît dans la pénombre, surprise de le voir, elle tente de refermer mais Aurélien se précipite à l'intérieur, agrippant son bras et claquant la porte derrière lui. Il presse sa bouche contre la sienne, la serrant presque à l'étouffer. Le peu de vêtement qu'elle portait est à présent au sol. Il passe ses mains dans ses cheveux, sur ses seins, ses jambes. Elle gémit une plainte. Aurélien relâche son étreinte soudainement conscient de commettre un outrage à cette femme, cette femme qu'il prétend aimer. En la voyant ainsi, nue, en pleure, Aurélien est saisi de compassion. Il bredouille : « Excusez-moi. Je n'ai pas voulu. » et s'enfuit dans la nuit.
Dans son errance à travers la ville, il s'interrogea longuement sur les réactions de la femme oubliant les siennes : le fait qu'elle ait raccroché, le rideau. Ce rideau qu'elle ne tirait jamais comme pour être réveillée par les premières lueurs de l'aube. — Hypothèse qui semblait peu probable compte tenu du fait qu'elle rentrait se coucher si tard dans la nuit. Tout compte fait, il ne pouvait que lui donner raison. Qui était-il pour qu'elle s'intéresse à lui ? Elle ne le connaissait pas, elle n'avait aucune raison de le connaître ou de chercher à le connaître. Il l'avait vue, il l'avait épiée tapi dans le noir ; en apprenant qu'elle avait été espionnée à son insu, il semblait normal qu'elle ait mal réagi. Néanmoins, il l'aimait, et il ressentait toute l'émotion que ce mot recelait. Aimer. Ce n'était pas un vain mot vide de sens, ni le fantasme d'un adolescent immature aux idées rêveuses — critiques que bien des gens lui faisaient pour qualifier son comportement de jeune homme peu affirmé -, non, c'était bien plus que cela, c'était un sentiment fort et profond qui lui conférait toute son humanité, toute sa virilité et exaltait sa bonté, le rendant naïf et beau aussi. Malgré tout, Aurélien savait que l'aimer ne lui donnait aucun droit sur elle. Et rien ne lui permettait de la violenter comme il l'avait fait.
À présent, un rideau ou plutôt un mur d'incompréhension le séparait de sa beauté. Il se sentait désarmé. Il aurait voulu lui parler encore, essayer d'arranger les choses, donner ses raisons. Mais à quoi bon ! Il savait au fond de lui son amour à jamais perdu. Et maintenant, qu'allait-il advenir de lui. « Elle a sûrement appelé les flics, pensa-t-il. Tans pis, je rentre. Que faire d'autre ? »
Il rentra chez lui à l'aube. Tout était calme, la femme n'avait pas appelé la police. « Il y aura sans doute des suites. Elle finira par réagir ! » se dit-il. Ce qu'il avait fait ne pouvait être effacé en une nuit.
Et comme pour confirmer ses doutes et son angoisse, l'appartement de la femme fut bientôt vide : une pancarte indiquait qu'il était à louer. Cela plongea Aurélien dans une torpeur mélancolique qui se fit même ressentir au travail où on lui conseilla de prendre quelques jours de vacances.
Il passa quinze jours enfermé chez lui, ne sortant que pour acheter des cigarettes et de quoi manger. Le dernier soir — la veille de reprendre son travail -, un vieil ami l'appela pour lui proposer de sortir. Il accepta.
Deux ans avaient passé, Aurélien avait changé. De jeune garçon naïf, il était devenu un homme amer et cynique. Sa déception s'était muée en véritable désarroi morbide. Il se livrait à présent à de multiples expériences qui tous avaient trait aux plaisirs de la chair. Il fréquentait assez souvent la compagnie de prostituées chez qui il trouvait le réconfort d'un contact charnel facile, anonyme et sans suite. Il s'adonnait aussi aux plaisir d'une chasse particulière dans laquelle des femmes sélectionnées selon ses propres critères de beauté physique, étaient les uniques proies ; le soir dans les night clubs, il les abordait, leurs offrait un verre et les lutinait jusqu'à ce qu'elles cèdent. Il n'aimait des femmes que leur corps et le plaisir qu'il lui procurait. Mais son assurance de jeune macho n'était due qu'à son mal de vivre latent qu'il maquillait en une espèce de désinvolture, de détachement que rien ne semblait ébranler. Il donnait aussi l'impression d'attendre quelque chose, peut-être l'étincelle qui allait rallumer son cour éteint. Dans toutes ses entreprises, il manifestait une impatience extrême, hâtant le dénouement de ses relations pour passer à la suivante. Son regard lointain, luisant d'intensité que la prise de haschisch accentuait, était souvent interprété par ces femmes comme une flamme de désir. Presque à chaque fois, il finissait la nuit en compagnie d'une inconnue.
À travers ses recherches, il s'était découvert une passion pour la photo. Il avait investi dans du matériel, louait des studios, parfois il persuadait certaines de ses conquêtes de venir poser nues pour lui. Derrière sa quête d'esthétisme se profilait un rêve, la silhouette d'une femme, celle de ses nuits d'été.
Un soir de décembre froid et bruinant où il se trouvait seul à marcher dans les rues de Pigalle, il passa devant un cabaret. Il était emmitouflé dans une écharpe et il serait passé sans le voir si l'homme à l'entrée ne l'eut racolé, lui montrant les photos affichées en devanture et déclarant que le spectacle allait commencer. Aurélien resta là confondu devant ce qu'il vit, n'en croyant pas ses yeux. C'était elle. Il sentit son cour battre et son espoir renaître. Il entra.
Le spectacle débuta par la classique musique de strip-tease où un saxophone s'égosillait sur les notes lentes d'un piano. Peu après, elle apparut. Dans la lumière des projecteurs, elle était toute pétillante de paillettes. Aurélien s'était placé tout près de la scène, un verre de Tequila posé sur sa table, il la regardait fixement. C'était comme au premier soir. Avec des mouvements lents et assurés, elle enlevait ses vêtements. Elle semblait prendre un réel plaisir à se donner en spectacle. Aurélien ne l'avait jamais regardé comme maintenant d'aussi près — la nuit où il s'était précipité sur elle, il faisait sombre et son esprit était embrumé par une folie passagère.
Elle était belle.
Des talons hauts accentuaient sa taille déjà grande. Les traits de son visage, il le voyait à présent, était le fruit d'un mélange équilibré d'européen et d'asiatique et d'un il-ne-savait-quoi d'irréel qui semblait provenir d'ailleurs, d'une autre époque. Aurélien était subjugué par sa beauté. La femme ajoutait à ses gestes un regard pénétrant qu'elle jetait sur toute l'assistance sans s'attacher à quelqu'un en particulier. Vers la fin, il eut l'impression que c'est sur lui qu'elle avait le plus longuement posé ses yeux en amandes, larges et noirs. l'avait-elle reconnu ? Mais le rideau tomba : le show était fini.
Pendant que la salle bondée de touristes s'agitait, ovationnant un peu exagérément la strip-teaseuse qui venait de quitter la scène, Aurélien termina son verre promptement et se leva. Il voulait la voir. Hélas, un gardien grand et massif lui barra le passage de sa loge : Thérèse — c'est ainsi que le gardien la nommait bien qu'Aurélien se souvenait d'un autre prénom lu dans l'annuaire —, Thérèse donc ne recevait personne ce soir.
Il se sentit las. Pendant ces deux années, il réalisait qu'il s'était usé en cherchant en vain à retrouver son idylle. Malgré ça, il ne regrettait rien ; tout avait été toujours triste et sombre dans sa vie depuis la perte de sa mère et l'indifférence de Thérèse n'avait été pour lui qu'une sorte de catalyseur qui avait cristallisé un mal ancien profondément encré en lui. Rien ne lui avait apporté de réelles satisfactions. Ses aventures avec toutes ces femmes ne l'avaient pourtant pas blasé de l'amour, au contraire, il semblait encore plus inaccessible. Il tendait tout son cœur vers lui, vers cet amour insigne avec toute la fougue, toute l'énergie qu'un homme profondément seul, pouvait fournir. Il ne perdait pas espoir de le retrouver un jour. Longtemps, il s'était demandé si vraiment il avait aimé cette femme avec qui il n'avait échangé que quelques mots à distance, avec qui il n'avait rien partagé, pas une caresse consentie échangée dans l'intimité, pas même un regard franc, ou bien simplement s'il s'était éperdument épris de l'image qu'il s'en était faite : l'idole de ses nuits, insaisissable, irréelle. Maintenant qu'il l'avait retrouvée, il était persuadé que son amour était bien réel. Chaque soir, désormais, il viendrait la voir lui témoignant son adoration, et chaque soir, il tenterait de lui parler. Il sentait bien qu'on le laisserait au moins une fois approcher d'elle et qu'elle-même accepterait de l'écouter, de lui pardonner et finirait par l'aimer ; il n'imaginait pas l'avenir autrement.
Aurélien Célier tourne et retourne ces pensées tout en marchant dans la nuit froide, le cœur légèrement apaisé. Il se retrouve devant une femme, la trentaine environ, très maquillée, mate de peau, des yeux cernés de noir, une jupe en cuir rouge, des collants noirs. Elle piétine sur place dans le froid et la pluie. Il s'arrête, la dévisage. Elle lui lance un sourire crispé. Il trouve qu'elle a de belles lèvres.
« C'est combien ? » demande-t-il, détaché. Elle lui donne son prix. Il la suit, le corps soudainement exalté par la perspective d'un moment de plaisir.
Abdelkrim T'ngor © 1999 - 2025
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