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Souvenirs de guerre

 

Ah ! Les oaristys ! Les premières maîtresses !

Paul Verlaine.

 

 

 

 

MA vie est pleine de souvenirs que je chéris et d’autres que j’abhorre. Et d’autres encore, sont à la fois marqués par de bons et de mauvais instants. Je veux parler d’une nuit et d’un matin à une époque de ma vie où j’étais jeune et je faisais la guerre.

 

J’étais né aux Ulis mais nous vivions à Bures sur Yvette. Maman et moi. Quand j’eus sept ans, je vis mourir Maman. Le soldat qui l’avait criblée de balles était bleu sombre. Il s’était approché et m’avait pris la main m'arrachant des bras de maman. « Viens avec moi petit, tu vas connaître ta nouvelle famille. » Et je devins un soldat de la Fédération Nordiste d’Ile de France.

Dix ans s’étaient écoulés avant que je ne revis la vallée de l’Yvette. Dix ans pendant lesquels je fus formé par cette horde de barbares qui avait pris le contrôle des villes de la banlieue de Paris ; multitude de bandes de jeunes à la solde de seigneurs de guerre et dont le chef ultime se faisait appeler Khalife. Un homme au passé obscur qui avait instauré un ordre nouveau basé sur la terreur et l’intégrisme à l’instar des dictatures passées qu’avait connues l’Europe.

Ce jour-là, nous étions onze avec le lieutenant qui dirigeait notre troupe. Nous devions rejoindre Courcelle-sur-Yvette pour soutenir les troupes chargées du nettoyage. Moi comme les autres nous n’avions qu’une vague idée de ce que signifiait cette mission. En clair il fallait faire prisonnier l’ensemble des civils de moins de quinze ans et exécuter les autres. La fédération considérait qu’on ne pouvait enrôler dans l’armée que les jeunes, au-delà d’un certain âge ils devenaient imperméables à l’endoctrinement du Khalife et ne méritaient pas de vivre.

Nous avions tous moins de vingt ans sauf le lieutenant, le vieux, qui avait vingt-six ans. À part lui, très peu parmi la troupe pouvaient se vanter d’avoir participé à de véritables combats comme on avait coutume de dire. Moi, je n’avais que dix-sept ans et je n’avais connu que de petites escarmouches avec l’armée loyaliste du sud ; l’une d’elles me valut une blessure à la jambe marquant définitivement ma démarche d’un léger boitillement…

La troupe était constituée de huit garçons et de trois filles. Parmi elles, il avait Liat.

Je la surpris un jour retirer le voile qui couvrait ses cheveux. Avec des yeux bleus comme les siens je n’avais jamais imaginé qu’elle pouvait avoir des cheveux si noirs. Et c’est à cet instant que naquit pour elle cet amour que je nourrissais en secret comme un adolescent que j’étais alors. De nature timide, je ne refusais pourtant pas de parler ou de m’amuser avec les autres filles, mais elle, je ne sais comment l’expliquer, … elle ! Elle m’impressionnait. Malgré les lignes ténues de son visage, elle avait parfois une expression qui pouvait laisser croire qu’elle allait prendre un ton fielleux mais alors, comme un enchantement, elle esquissait un sourire puis s’exprimait d’une voix si douce… C’était à l’opposé de ce qu'on aurait pu attendre. Souvent, elle ne me voyait pas, c’était à peine si j’existais pour elle. Et cela me peinait de la voir rire avec les autres soldats.

Le lieutenant était rude avec nous. Il n’aimait pas nous voir plaisanter entre nous. Je me souviens un peu de lui : des cheveux ras, une barbe noire qui cachait les traits de son visage qu’on devinait durs et surtout ses yeux. Des yeux lointains, des yeux mélancoliques comme remplis d’un passé chargé de peines et de tristesses. J’ai entendu une fois prononcé son nom par un autre officier mais pour nous, la 25e section mixte, il était seulement le vieux.

 

Nous avions rejoint l’ancienne ligne de RER à la gare d’Antony où nous pensions trouver un moyen de locomotion nous permettant de parcourir la vingtaine de kilomètres qui nous séparaient de notre destination. Nous dûmes y renoncer. La troupe qui stationnait là avait essuyé des pertes considérables pour défendre en vain la seule motrice encore en état de fonctionnement face à un clan manouche qui avait investi le quartier. L’ennemi fut mis en déroute, les quelques véhicules en leur possession furent détruits par des tirs de roquette, il y eut quelques prisonniers, le reste se composait d’une pile de cadavres qui s’amoncelaient sur la place en face de la gare.

Nous partîmes donc à pied en suivant les rails. Nous avions marché toute la journée sans rencontrer âme qui vive, toutes les habitations avaient été désertées. N’ayant fait qu’une seule halte vers midi, nous étions épuisés. Le temps était glacial, le soleil de février, superbe et faux, était parvenu à peine à nous réchauffer.

Au crépuscule, le vieux décida de quitter la voie pour nous engager dans un petit bois aux arbres dénudés qui laissaient poindre quelques bourgeons. Au loin, quelques aboiements de chiens comme des hurlements de loups, nous parvenaient et accentuaient l’aspect sinistre et froid du paysage.

 

Le vieux nous expliqua que nous devions traverser ces bois pour rejoindre une position connue de lui seul. Quelques résistants loyalistes sillonnaient la région, il fallait donc nous attendre à tomber à tout moment sur des troupes ennemies. Cela m’inquiétait un peu mais depuis le temps, j’avais pris l’habitude de vivre avec ces angoisses.

Quand nous eûmes marché une bonne demi-heure, la nuit complète nous enveloppa comme un linceul, nous empêchant d’avancer plus. Et là, à une centaine de mètres, un bras de l’Yvette que les pluies torrentielles avaient démesurément grossi, formait une sorte d'étang et nous obligeait à faire un grand détour. Le vieux donna l’ordre d’établir le campement à cet endroit.

L’emplacement choisi avait été une ancienne aire de pique-nique où autrefois, des familles venaient passer leur dimanche. Il y avait une table et deux bancs en bois plantés dans l’herbe, à côté, une poubelle et un écriteau phosphorescent qui affichait en vert pâle : « Respecter la propreté de ce lieu » ; cela semblait tellement désuet, voire irréel. La lune ne s’était pas encore levée et dans la nuit noire, on ne percevait que des ombres, fantômes mouvants et immobiles, humains et végétaux. Mais ce qui marquait le plus ce lieu, c’était cette odeur qui flottait dans l’air.

Je n’eus pas tellement le temps de m’attarder sur ce qui me semblait être un détail car le vieux me donna l’ordre de lancer le signal de position. J’étais chargé des transmissions. Je portais sur le dos le matériel d’émission radio qui nous liait, au moyen d’ondes codées, à l’état major qui surveillait nos mouvements sur leurs écrans de contrôle. J’imaginais que pour eux, la guerre n’était qu’une sorte de grand jeu vidéo.

J’abaissais la visière de mon casque qui me donnait une vision infrarouge — j'étais le seul avec le vieux, compte tenu de nos faibles moyens, à posséder ce type de casque, ce qui, je le pensais alors me distinguait un peu des autres — je déblayais la table des feuilles et des branchages qui la recouvraient, puis j’installais mon matériel. Mon job consistait simplement à allumer le micro-computer dans lequel était codé le programme de transmission, à effectuer le branchement à la balise d’émission, puis à lancer l’exécution du programme. Ensuite, l’électronique se chargeait de calculer notre position, de crypter le message et de l’envoyer, via un des satellites sous notre contrôle, aux grands chefs de guerre qui en prenaient note.

J’avais aussi pour mission de collecter une quantité d’informations de toutes sortes. Ce travail journalistique était inconnu des autres membres de la troupe, seul le vieux savait que je prenais, à l’insu de tout le monde, des séquences vidéos pour le compte des archives de la fédération.

Mon travail de transmission terminé, je jetais un tour d’horizon sur les membres de notre troupe. Ils étaient affalés par terre, adossés aux arbres et tous semblaient mal en point. En reniflant un grand coup, je compris ce qui était l’origine de tous ces visages blêmes et grimaçants.

C’était l’odeur, elle était immonde ; une puanteur insoutenable. Elle pénétrait nos poumons et nous soulevait l’estomac. Nos sens comme nos vêtements s’en imprégnaient, comme ils s’imprègnent de fumée de cigarette. Peut-être n’était-ce là que le résultat de la putréfaction de la végétation dans les eaux stagnantes de l’étang ou bien le résultat d’une quelconque pollution industrielle… Il m’est arrivé parfois d’avoir entre les mains des échantillons de substances chimiques dont l’odeur était si intense et si révulsante qu’une journée entière était nécessaire pour s’en démettre et l’oublier. Mais dans le cas présent, cette odeur, par son côté tenace, et persistant, et obsédant, devint pour l’ensemble de la troupe une idée fixe… On en était malade.

Je cherchais des yeux le vieux ; son ombre se tenait debout le coude en appui sur un arbre, les doigts courant son front comme si des pensées énigmatiques et profondes fourmillaient dans sa tête. Lui ne semblait pas incommodé par cette puanteur.

« Mon lieutenant, dit un des soldats, on pourrait pas continuer pour trouver un autre endroit, ici, ça pue trop !

— Écoute, gars ! On est pas équipé pour la marche nocturne, alors tu prends ton mal en patience, comme les autres. Compris ?

— OK  lieutenant, grommela l’autre, désappointé.

— Vous autres, reprit le lieutenant. Vous avez bien compris, je veux plus entendre des mecs qui s’plaignent. J’en ai marre de trimbaler des baltringues !… »

Puis le silence. Personne n’osait dire un mot. La forêt, elle-même, restait muette. Aucun bruit, à part le léger murmure du vent froid et sec qui nous giflait le visage.

J’enlevai mon casque et le posai sur la table, puis je remontai le col de mon blouson ; j’avais froid. J’allai, ensuite, m’asseoir comme les autres par terre sous un arbre.

J’étais en train de contempler à travers les arbres la lune qui, lentement, gravissait et crevait le ciel étoilé de ces rayons sableux, quand je sentis la présence de quelqu’un près de moi. Par hasard, je m’étais assis près de Liat. Dans la pénombre, je ne l’avais pas reconnue mais, voyant que je l’observais, elle demanda : « Qui est-ce ? » C’est alors que je reconnus sa voix et déjà mes yeux commençaient à s’habituer à l’obscurité.

« Damien », je répondis. Puis, je demandai : « Liat ?… C’est toi ? » Elle acquiesça en soupirant. Bizarrement, alors que , comme je l’ai expliqué, j’étais fortement intimidé lorsque je me trouvai en face d’elle, j'éprouvai le désir puissant de lui avouer enfin mes sentiments.

« C’est horrible ! me dit-elle après un instant.

— Qu’est-ce qu’est horrible ? je demandai, feignant de ne pas comprendre.

— Mais, tu sens pas cette puanteur ? »

Les autres membres de l’unité commençaient à s’activer, l’un d’eux avait branché une borne de chauffage et elle se mettait déjà à réchauffer sur un périmètre d’une dizaine de mètres.

Je me levai.

« Viens, je lui dis, la prenant par le bras.

— Mais pourquoi ? Elle dégagea son bras d’un geste fruste.

— Juste un petit tour pour ne plus sentir ça. » J’étais debout, je la regardais et malgré la nuit qui filtrait ma vision, j’eus l’impression de la voir sourire.

Elle finit par tendre sa main et je l’aidais à se relever. Nous marchâmes, ainsi, l’un à côté de l’autre, nous éloignant du campement. Lorsque nous quittâmes le périmètre du camp, le froid glacial nous saisit violemment, Liat se serra contre moi. Je remarquai alors, qu’elle s’agrippait à la manche de mon blouson qu’elle serrait plus fort que jamais. J’osai, timidement, prendre sa main. Nous nous arrêtâmes.

« Tu as froid ? » je demandai. Je pris ces deux mains dans les miennes et je soufflai dessus pour les réchauffer.

« On ne sent plus l’odeur ici, dit-elle.

— Oui, le vent souffle dans l’autre sens. Il nous ramène plus la puanteur de l’étang. »

Elle retira ses mains : « On repart au camp », dit-elle. Elle fit mine de repartir, mais voyant que je ne bougeais pas, elle s’arrêta.

« Qu’est-ce que tu fous, Damien ? » Je ne disais toujours rien.

« On se caille trop, reprit-elle. Viens, on rentre.

— Attends, Liat. J’aimerais parler. » Et puis : « S’il te plaît, … »

Je m’approchai tout près d’elle, je pouvais sentir son souffle et… son parfum ! Je fus saisi par un sentiment profond de tristesse. Il existait encore chez elle et ce malgré la guerre, ce petit côté fantaisiste qui faisait que même sous l'uniforme, elle gardait toute sa féminité. Cela me redonna un peu de courage et d'espoir et j'osais alors passer ma main derrière son cou pour l’attirer vers moi. J’étais près de lui donner un baiser mais pour la troisième fois, elle se dégagea et se mit à courir dans la direction opposée à celle du camp.

« Liat ! Où tu vas ? je criai en étouffant ma voix pour ne pas être entendu.

— T’as qu’à me suivre », dit-elle en riant. Je la vis s’éloigner puis son ombre disparut. Je restai un instant interdit. Je jetai un œil inquiet vers le campement : tout avait l’air tranquille. J’allai dans la direction que Liat avait empruntée en prenant mon temps pour éviter de tomber. Je passai près d’un amas de gros rochers sombres à l’aspect sinistre à côté, une clôture encore debout entourait une grande maison. Un bruit sec sur le côté, je pivotai et… Un coup de tibia dans le flan m’envoya à terre. Liat se jeta sur moi, m’entourant la poitrine de ses cuisses.

« Alors, soldat. Je t’ai surpris ! » Dans cette position, j’étais à sa merci et je n’avais nullement l’intention de résister. Je voulais qu’elle m’embrasse, seulement elle n’en fit rien. Je profitai d’un instant de relâche de ses cuisses pour la propulser sur le côté. « Ça va, je t’ai pas fait mal ? » je lui demandai. Elle ne répondait pas. Je m’allongeai près d’elle et j’attendis. J’angoissais réellement à l’idée de prendre les devants. L’éternelle question me renvoyait à l’éternel dilemme : veut-elle ou ne veut-elle pas, dois-je ou ne dois-je pas. Et si je le fais… J’ai peur d’un refus… Oh ! Comme j’étais sérieux malgré mes dix-sept ans ! Liat vint poser sa tête sur ma poitrine et, tous deux, nous regardâmes la lune qui nous souriait de son éternel sourire figé. Et nous parlâmes. De nous, de la guerre, de notre enfance, et petit à petit, nous créâmes des liens invisibles et pourtant bien réels. Un instant, elle se releva puis se rassit tout près de moi : « Attends ! J’ai quelque chose de très cool. Tu vas aimer.

— C’est quoi ? » J’attendis. Après un moment, je l’entendis fouiller dans la poche de son blouson. Une flamme éclaira son visage, elle avait allumé un joint…

« Tiens ! dit-elle, après avoir inspiré une grande bouffée.

— Heu !… Merci !

— Oh ! Qu’est-ce que tu es timide… Et tu es tellement mignon… » Elle écarta des mèches de mes cheveux qui tombaient sur mon visage et m’embrassa. Je sentis monter en moi le désir quand sa langue au goût de cendre vint toucher la mienne.

« Dis-moi ! Tu l’as jamais fait, hein ? dit-elle.

— Quoi ?

— Tu n’as jamais pris une fille ?

— Bien-sûr que si, j’ai déjà pris une fille.

— Menteur ! »

Je restais silencieux. Au bout d'un moment, elle se leva et se dirigea vers la maison. Je me levai à mon tour et la suivis. La maison avait déjà été visitée, la porte d'entrée avait été défoncée, des feuilles et des branches emplissaient le hall. Liat prit ma main et à tâtons, nous gravîmes l'escalier qui menait à l'étage. Nous entrâmes dans une pièce qui se trouvait être une chambre. La lune éclairait toute la pièce à travers des fenêtres miraculeusement restées intactes. Et là, un grand lit…

Je n'eus pas tellement à me soucier de la marche à suivre parce que Liat prit les devants me guidant dans chacun de mes gestes et je n'eus qu'à me laisser entraîner par le mouvement. Je me rappelle avoir aimé caresser ses cheveux soyeux, étreindre son corps ferme de jeune femme. J’ai aimé l’entendre soupirer à mon oreille, et j’ai aimé son contact ouaté et chaud avec sa peau fragrante… Et alors que je goûtais à l'engourdissement qui vient après l'étreinte, je fus brutalement ramené à la réalité par un bourdonnement en provenance de la poche de mon blouson ; j’en sortis rapidement mon émetteur-récepteur, me doutant par avance de quoi il était question.

« Damien ! Qu’est-ce tu fous ? Bordel de merde ! » C’était la voix du vieux. Une voix toute remplie de fureur.

« Est-ce que Liat est avec toi ?

— Heu !… Oui, lieutenant…

— Espèce d’enculé, tu speeds et tu ramènes ton cul ici, fissa ! » Et il coupa la communication. Liat était en train de se rhabiller, elle frissonnait maintenant.

« On va avoir des ennuis, je dis d’un ton un peu amusé.

— Flippe pas trop. Nabil, c’est un mec cool.

— Tu appelles le vieux par son prénom, toi. » Elle ne répondit pas. Nous sortîmes de la maison et tout en marchant vers le campement, je réfléchissais. Je savais que Liat avait été sous les ordres du vieux bien avant moi mais… Je me rendis compte à qu'elle point elle pouvait être libre et que se donner à quelqu'un ne signifiait pas pour elle s'enchaîner à lui définitivement. Ces réflexions brisèrent en moi l’espoir d’un amour durable avec elle. J’espérais tout de même la garder encore un peu, elle était si… vivante. Je lui pris la main, m’arrêtant pour la regarder. Je souris. Je la voyais clairement maintenant grâce au clair de lune. Elle eut l'expression si bizarre que j’ai décrite, son air de réprimande. Puis… Elle me sourit et m’apposa un baiser sur la joue. Ah ! Quel soulagement ! À cet instant, je pensais l’aimer vraiment.

La chaleur nous surprit quand nous arrivâmes à proximité du campement. Le vieux déboula sur nous : « J'ai pas dit que vous aviez quartier libre pour ce soir, petits cons. » Il fit un mouvement vers moi et sans que je pus parer le coup je fus projeté au sol par l’impact de son coude sur mon visage. « Lève-toi, tu prends le premier tour de garde. Ensuite t’iras réveiller Vitto. » Il faisait comme si Liat n’était pas là, l’ignorant complètement.

Je me relevais avec peine sans rien dire ensuite j’allais me poster vers l’endroit que m’avait indiqué le vieux. Vers deux heures du matin, j’allai réveiller Vitto pour qu’il vienne me remplacer. J’étais crevé mais j’eus de grandes peines à trouver le sommeil.

Les premières lueurs de l’aube pointèrent. Les ombres peu à peu se dispersèrent et le gris fit place à la couleur. L’odeur était toujours là mais à présent, elle me semblait plus familière comme ce sentiment étrange que l’on ressent lorsqu’on est fatigué, d’avoir déjà vécu les choses qu’on est en train de vivre.

Nous étions réveillés depuis un peu moins d'une heure et nous nous apprêtions à reprendre la route quand la sentinelle déboula dans le campement, criant des mots inintelligibles la main portée à la bouche. Il s’arrêta, tomba à genoux et se mit à vomir.

« Vitto ! cria le lieutenant. Qu’est-ce qu’il y a ? »

Comme le soldat montrait du doigt, la direction de l’étang, le vieux s’y précipita. Je pris mon casque et tous, nous le suivîmes. Nous étions curieux de découvrir ce qui était à l’origine de toute cette agitation. Moi, je voulais enfin connaître quelque émotion qui aurait pu me sortir des langueurs résultantes de l’ennui et du manque d’action.

Il n’y avait rien. Juste de l’eau. Au-dessus de la cime des arbres sans feuilles, le bleu du ciel annonçait une journée ensoleillée et froide. Un jour de février ordinaire.

Vitto vint nous rejoindre, les yeux exorbités, il nous montra un bouquet d’arbres mêlé de buissons qui recouvraient un petit îlot de terre. Une passerelle en bois y conduisait… et nous y allâmes…

 

Oh ! L’horreur ! La scène que j’ai filmée, échantillonnée, numérisée… Oh ! Théâtre de cauchemar où les planches sont jonchées de cadavres mutilés. Mais ceux-ci, des enfants, jeunes et moins jeunes, s’éparpillaient entre eau et terre. Certains flottaient à la surface brumeuse des eaux vertes, d’autres comme des dormeurs que le chant du coq n’aurait pu tirer du sommeil, reposés, la tête sur un amas de branches et de feuilles mortes. Oh ! Tragiques destins pour ces anges auréolés d’un nuage de mouche. Funeste vision que ces statues crispées festin d’oiseaux lugubres au plumage de jais. Les arbres nus regardaient, passifs, la nature reprendre à l’homme la substance qu’elle lui avait prêtée pour édifier son oeuvre. Et son oeuvre avait été la mort ! Hélas ! Oh ! hélas ! Mon modeste équipement électronique ne me permit pas de capter, d’enregistrer cette satanée odeur ; ce qui aurait prononcé le rendu macabre des images saisissantes que je visionne parfois, seul, la nuit, quand je n’arrive pas à trouver le sommeil parce que de vieux démons, souvenirs de guerre, reviennent me hanter.

Les eaux de l'Yvette formaient un vaste miroir qui renvoyait à nos yeux juvéniles et bêtes notre image mêlée à celle des morts, si jeunes, si nombreux… ou bien était-ce notre propre mort qui mirait dans l’eau son visage narquois comme des relents du futur ou du presque présent. Je pris peur tout à coup, une grande frayeur mêlée à une vive excitation. Le casque que je portais, merveille de technologie, absorbait la scène, s’imprégnait de toutes les couleurs, de tous les chuchotements d’une façon mécanique et objective. Mes yeux, eux, déformaient la scène, y ajoutaient la dimension de l’irrationnel et du passionnel. Je jetais un coup d’œil à la fille qui avait été mon premier amour cette nuit-là et je me surpris à la désirer encore. Elle avait le visage livide, figé dans une grimace d’horreur comme un sourire… Souvenir… Ah ! Souvenir chéri, le doux sourire de maman… Comme je sentais monter en elle le dégoût, je sentais monter en moi le désir. Le désir de la posséder à nouveau, sentir sa peau, la ressentir vibrer sous mon étreinte et l’entendre soupirer… Ah ! L’amour. Ou bien est-ce la mort ?

À l’école de guerre, on nous avait appris à maîtriser nos émotions, à affronter le réel avec passivité sans s’émouvoir de rien. Pourtant, toute la troupe et moi-même, nous poussions des râles d’aversion. Il y en avait même un qui fut pris d’un terrible hoquet qui en d’autres circonstances aurait déclenché l’hilarité de tout le monde mais qui, en cet instant tragique ne fut suivi d’aucune réaction de la part des soldats transis d’effroi.

Le vieux se tourna vers nous, haletant, les traits tirés. Devant nos regards et nos visages de glaise où était sculptée l’expectative, le sien se détendit, n’exprimant plus qu’un sentiment désinvolte et froid. Cette manière de cacher ses émotions força mon admiration et me redonna confiance. Je le sentais si proche de moi. J’étais bouleversé par ce spectacle d'enfants mutilés, oui, mais c’était la guerre et le vieux plus que tout autre acceptait cette réalité.

Il dévisagea Liat pendant quelques secondes sans manifester la moindre émotion. Elle était au bord des larmes… Où était donc passé la femme si dure, si forte ? J’éprouvais un peu de peine pour elle mais le vieux, lui, garda son masque de marbre. Il leva le bras et cria : « Soldats ! Demi-tour. Marche ! » Et sa voix se noya dans un nuage de vapeurs blanches.

Sans jeter le moindre regard derrière nous, sans prononcer un mot, nous abandonnâmes l’îlot fatal.

Quand, après avoir marché longtemps, le soleil s’éleva dans le ciel et chassa la brume, cette séquence chargée d’odeur de mort n'était déjà plus qu’un pâle souvenir… Ah ! C’est déjà loin, tout ça !


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