LE ciel nocturne d'août était dégagé et parsemé d'étoiles. La lune n'était pas encore levée mais la vision d'Angelo s'était accommodée à l'obscurité. Il regardait fixement le pont du bateau. L'image ancienne d'une silhouette allongée sur ce pont occupait toutes ses pensées. C'était l'image d'une jeune femme. Morte, il y a vingt ans.
Angelo avait dix-neuf ans quand le drame s'est produit. Il se rappelait ce soir-là ; un accident, un stupide accident. Une dispute de jeunes, le garçon jaloux, coléreux, la fille un peu éméchée, moqueuse, mettant de l'huile sur le feu. Elle l'avait poussé à bout, un coup malheureux, une mauvaise chute, un mince filet de sang le long du front et dans sa blonde chevelure illuminée par les phares de la voiture dont le moteur bruissait imperturbablement dans la nuit calme. Pas très loin le port, où l'attendait le petit voilier dont il était si fier.
La fille était menue, légère. Il n'eut aucune difficulté à la transporter dans la voiture, rejoindre le bateau et l'embarquer. Combien de temps avait-il navigué ? Il avait perdu la notion du temps. La lune gibbeuse s'était levée, il ne distinguait plus les lumières de la ville, l'étendue vaste de la mer l'entourait.
Angelo se livrait souvent l'été à ce type d'escapades nocturnes, seul ou en amoureux. Seulement jamais il ne perdait de vue les lumières du port. La fille, il ne la connaissait que depuis l'année dernière, l'été de l'année dernière.
Les quelques rares fois où il faisait son introspection, Angelo considérait n'avoir rien de spécial. Pas de dons particuliers, pas de problèmes majeurs non plus. Ses parents étaient ce qu'on aurait pu appeler — si ce qualificatif pouvait encore avoir un sens — de bons bourgeois. Le père chirurgien, la mère avocate, il s'était laissé porter par les facilités que lui offrait la vie. Pourtant, ce bateau, il l'avait payé avec l'argent qu'il avait patiemment économisé en travaillant à chaque vacances, s'occupant de l'entretien de grands voiliers le jour pour le compte de gens riches de la côte et travaillant comme barman la nuit. C'était lors d'une de ses nuits de travail qu'il l'avait rencontrée. Elle ne l'avait pas lâché de toute la soirée. Commandant cocktail sur cocktail. Il l'avait trouvé jolie, il lui avait offert quelques verres. Le jeune Angelo était le parfait garçon de plage stéréotypé, brun décoloré par la mer et le sel, des yeux bleus, un léger accent du sud, une carrure d'athlète et la peau bronzée : il plaisait beaucoup aux filles. Il lui avait plu.
Angelo n'était pas le genre de garçon à s'interroger sur le pourquoi des choses. Il ne croyait ni à la fatalité ni à la providence. Il était à un stade où l'on se contente de constater les événements sans chercher à comprendre. Il réagissait par instinct. Il avait déjà eu affaire à la justice, pour une petite histoire de deal de haschisch sur le port. Une faible condamnation. Seulement, il savait que s'il y retournait, autant dire qu'on ne lui ferait pas de cadeau. Il pouvait en avoir pour vingt ans. Et puis, ses parents !… Il sentait au fond de lui que son avenir, s'il tenait le cap, était tout tracé. Il était déterminé à faire pour le mieux pour que tout se passe sans remous : effacer les traces de sa faute. Et puis, il n'avait pas le sentiment d'être un assassin. Un accident provoqué par maladresse, ça aurait très bien pu arriver à n'importe qui. Il aurait pu tout simplement rentrer dans un arbre avec elle dans sa voiture lancée à soixante sur une route de campagne et de la même manière, elle aurait pu mourir, aurait-il été un meurtrier pour autant ?
De plus, il avait un alibi. Ce soir, elle aurait dû reprendre le train pour Paris. À la dernière minute, elle avait changé d'avis et laissé filer son train. Angelo, lui, devait prendre son service dans quelques heures. Ils s'étaient retrouvés le soir sur la plage déserte.
« J'ai dormi. Ensuite mon réveil a sonné à 2H30, je suis parti travailler peu de temps après. D'habitude, je bosse toute la nuit, ce soir ça devait pas être mon jour, mais Claude pouvait pas finir la nuit. Je l'ai dépanné. C'est pourquoi au juste ?… Je l'ai vu le matin avant son départ. Ouais, c'est vrai elle devait m'appeler de Paris. Quoi ! Ses parents l'ont pas réceptionnée à la gare de Lyon ? Plus d'une semaine qu'on est sans nouvelles ?… En fait, c'était pas vraiment ma copine. Vous savez l'été. Moi, je vis ici, Paris c'est loin, j'y suis pas souvent et les jolies filles j'en vois défiler toutes les nuits !… »
Pourquoi prendre le risque de se retrouver enlisé dans les rouages inextricables de l'appareil judiciaire alors qu'il suffisait simplement de lester le corps avec des chaînes fermement attachées et de laisser la nature faire son ouvrage.
Il avait fait ça précautionneusement, ne laissant rien au hasard. Il l'avait dépouillée de ses bijoux et de ses vêtements, il avait projeté de s'en débarrasser plus tard à terre ; inutile de se précipiter, on ne devait rien retrouver pas même un simple morceau de tissu, un indice. Hélas, il n'avait pas de chaînes. Il dût l'attacher avec des cordes et la lester avec tout ce qu'il put trouver sur le bateau de lourd et d'anodin pour ne pas qu'on puisse remonter jusqu'à lui au cas où par miracle, on retrouvait le corps. Une vieille paire d'haltères rouillées de quinze kilos qui traînait dans la cale fit l'affaire.
Vingt ans avaient passé et on n'avait jamais retrouvé le corps de la fille.
Angelo avait passé tout ce temps sans réels remords. Il n'avait pas été habitué à ressentir la moindre compassion ; sa conscience, parce qu'inexistante ou alors profondément inhibée ne l'avait jamais tourmenté pour quoi que ce soit. Le monde qui l'entourait était bâti sur le même model. Ces parents, après les démêlés qu'il avait eu avec la justice, l'avaient laissé quelques temps à la limite du dénuement matériel — pour lui apprendre à vivre lui avaient-ils dit — ses patrons pourtant très riches l'avaient largement maltraité ne le payant pas à sa juste mesure, ou même une fois refusant tout bonnement sous quelque prétexte fallacieux, de lui donner le salaire d'un mois de travail acharné. Et quel recours ? Aujourd'hui, c'était lui le patron et il appliquait les mêmes principes avec la même rudesse amorale de ses anciens professeurs.
Il avait eu pourtant quelques sentiments pour cette fille, mais pas au point de déprimer du fait de sa disparition et encore moins de culpabiliser pour un acte dont il ne se sentait nullement responsable parce qu'involontaire.
Mais alors qu'est-ce qui l'avait poussé à reprendre ce petit voilier dont il ne s'était jamais séparé depuis ? À partir en mer en pleine nuit vers là-bas, vers le large ?… Vingt ans plus tard. Qu'avait-elle, cette nuit, de si spéciale ? N'était-ce pas ce désir ardent qui pousse les assassins à revenir à l'endroit de leur crime persuadés d'avoir oublié quelque chose. Dans son cas, un tout petit rien, la seule petite chose qui l'avait un peu tracassé pendant les quelques jours qui avaient suivi le drame. C'était insignifiant, c'était peut-être simplement la chaleur caniculaire du soir,... en prenant ce corps nu dans ses bras pour le faire basculer par-dessus bord, il s'était étonné de la douceur extrême de sa peau et de sa chaleur anormale ; trop chaude pour une morte. Il avait reposé la jeune femme sur le pont et avait encore tenté d'entendre les battements de son cour : il ne percevait que le léger clapotis de l'eau sur la coque. La mer seulement et rien d'autre. Après quelques hésitations, il avait fini par chasser ses derniers doutes et s'était exécuté promptement.
L'appel était venu au milieu de la nuit.
Il avait parcouru plusieurs centaines de kilomètres pour retrouver le port et son petit bateau. Il vivait seul depuis déjà plusieurs années : sa femme, après 9 ans de mariage, avait fini par demander le divorce ; il ne restait que ses deux petites filles pour lui témoigner encore un semblant d'affection. Il les voyait le week-end.
L'appel était venu au milieu de la nuit sans qu'aucun signe précurseur ne puisse être décelé dans la journée. Banale journée, occupé à gérer ses affaires.
Le port était presque désert. Un groupe de jeunes, unique présence de ce lieu, bavardait bruyamment à quelques dizaines de mètres de là. Ils se turent un instant et le suivirent machinalement du regard quand il monta sur le bateau puis ils reprirent leur conversation.
Il avait obéi à l'appel et maintenant Angelo se retrouvait là au milieu de la mer.
La nuit était atone, les vagues caressaient imperceptiblement et de manière rythmée la coque du bateau. Autrement, le silence. Angelo pourtant percevait toujours l'appel. Il n'aurait su dire ce que c'était. Ce n'était pas seulement une voix faible aux accents féminins qui faisait vibrer l'air épais de la nuit, mais plus un désir puissant, comme une envie incoercible provoquée par des caresses après des mois et des mois d'abstinence. Et il ne pouvait s'empêcher d'y répondre. Il abandonna la barre et descendit les voiles. Il se dirigea ensuite à l'avant du bateau où il se pencha. Il n'obéissait plus qu'à l'appel qui avait pris possession de tout son être. La lune commença à paraître. Il regarda l'eau mais ne discerna d'abord rien d'autre qu'une immensité noire et vide. Mais à mesure qu'il scrutait la surface, il crut déceler à quelques mètres dans l'eau sombre la présence de quelque chose de clair, une lueur blafarde qui se détachait sensiblement du reste. Cela bougeait, cela vivait et se déplaçait en ondulant avec grâce. Quelque dauphin peut-être ou un gros poisson. Angelo se pencha plus en avant et tendit le bras. Il ne pouvait atteindre la surface de la mer, il le savait, il était beaucoup trop haut. L'appel s'était à présent mué en une sorte de lamentation qui se mit à vibrer crescendo à l'intérieur de son crâne le mettant mal à l'aise. Un doute peu à peu prenait naissance dans son esprit. Ses perceptions s'en trouvaient altérées. L'excitation, la chaleur, le manque de sommeil, l'impression que tout n'allait pas dans sa vie. Ses erreurs passées. Tant d'interrogations qui ce soir surgissaient dans sa tête. Il fut pris soudainement de vertiges. Dans un dernier élan, il se pencha à l'extrême. Il ne lui manquait qu'un peu moins de vingt centimètres pour toucher la surface de l'eau mais il n'eut pas à forcer davantage. Quand sa main rencontra l'autre main, fine mais néanmoins ferme qui l'attira le faisant basculer dans l'eau froide en lui arrachant un cri de terreur, et quand la clarté lunaire lui fit découvrir la chevelure blonde comme les filaments ténus d'une méduse et ce jeune visage diaphane et inexpressif aux yeux étrangement vides, Angelo comprit enfin ce qui l'avait mené jusqu'ici. Vingt ans plus tôt, il avait vu cette jeune femme descendre lentement au fond des eaux par une chaude nuit d'été et sous une lune semblable à celle-ci. Elle avait patiemment attendu son heure tapis dans l'obscurité des profondeurs. Et cette nuit, une force inconnue obéissant à un cycle mystérieux lui avait accordé la faveur de remonter à la surface pour l'emmener avec elle... dans les fonds marins. Ou peut-être n'était-ce simplement que le fruit de son imagination ?… Angelo ne s'interrogeait plus, il luttait désespérément pour remonter à la surface sentant toujours cette main qui l'attirait vers le fond mais il savait désormais son destin scellé. La panique fit place à la résignation, un vague sentiment d'apaisement l'envahissait à mesure que l'eau salée emplissait ses poumons. Il sombra dans l'inconscience peu de temps après.
Abdelkrim T'ngor © 1999 - 2025
Télécharger l'œuvre au format papier (PDF)
L'œuvre ci-dessus est mise à disposition sous un contrat Creative Commons.
© 2000 - 2025 Cobra le Cynique