Public Enemy
Il arriva en classe un jour de novembre gris et pluvieux.
C'était lors de ma dernière année de scolarisation obligatoire. J'allais enfin pouvoir respirer. Plus qu'un an à tenir au bahut, ensuite direction la fac, et à moi la belle vie. Mais pour le moment il me fallait supporter toute la zone du lycée, les cons de profs et les surveillants tarés. Et surtout, les élèves. Le pire des maux qu'ait connu la société hormis l'État bien sûr ! Mais que pouvait-on y faire ? Et moi surtout, Michaël Tang, avec mes 16 ans à l'époque, descendant direct de boat people vietnamiens, vivant à Saint-Denis, dans la crasse et les embrouilles permanentes ! J'étais, comme tout le monde, condamné à me fondre dans la masse, à m'intégrer ou plutôt à me désintégrer dans la bétonneuse de la structure qui forme des citoyens, des fantômes qui portent en eux l'illusion qu'ils pensent ou pire, qu'ils mènent une existence régie par des lois qu'ils croient avoir eux-mêmes dictées. C'est de la connerie ! Et ça, j'en ai pris conscience quand je l'ai rencontré, lui, celui que, dans la classe, on surnommait le Grand Môme à cause de ses airs de grand dadais plus ou moins forcés.
Mes ancêtres avaient traversé les océans pour venir s'installer en France, sur cette terre qui vit naître les droits de l'homme. Un paradis pour les réfugiés politiques et économiques de toutes sortes. Babylone version Benetton aux mille accents colorés. Fallait voir ma classe par exemple : trente-deux élèves composés de neuf rebeux, onze noirs d'au moins cinq pays différents, quatre asiatiques, vietnamiens, cambodgiens ou laotiens et huit européens, espagnols, italiens, français, voire gitans. Tous des cas sociaux, comme moi, comme tous ceux qu'on a exclus et qui vivotent à coup de business et de magouilles.
En ce temps-là, je ne ressentais qu'une chose : la lassitude. J'en avais marre. Marre de voir les crevards qui m'entouraient, marre de cette putain de vie. Marre de tout.
Discrets. Voilà comment avait été mes grands-parents. Discrets et travailleurs. Il fallait s'effacer, devenir invisible. C'était plutôt facile, le jaune, ça se confond avec la crasse qui jonche les rues des quartiers pourris de Paris où les murs barbouillés des cités ! Ainsi, ils ont eu la réputation de gens doux et calmes. Pas comme ces bougnoules et ces nègres. Mais eux aussi, ils avaient commencé comme ça avec des « Oui, m'siou ! D'accord m'siou ! » Ensuite leurs enfants ne pouvaient supporter de voir leurs parents baisser la tête devant un blanc, finies les ratonnades à la sortie des bars ! On tend plus l'autre joue, on allonge les poings. Ils sont donc devenus insupportables pour la société et ils se sont marginalisés ou on les a marginalisés. Allez savoir qui a commencé !
Et nous, les asiatiques, les noichs, est-ce que tu crois qu'on a agi autrement. Non, nous aussi, on ne pouvait plus supporter de voir nos parents trimer comme des bêtes et fuir le regard des blancs et comme dit la chanson : « Quelle gratitude devrais-je avoir pour la France ? » ; on est devenu zonard.
Enfin, je gardais encore espoir, l'année suivante, je devais bouger. Mon oncle m'avait bien dit que je pouvais travailler à mi-temps dans son magasin et ainsi j'aurais pu avoir ma chambre en cité-U. Un taf, une piaule, que demander de plus. Une meuf câline peut-être.
Un an de scolarisation obligatoire, il fallait tenir.
Avant d'entrer en classe, on s'alignait tous à la porte pour pointer avec nos cartes scolaires. A l'entrée, il y avait le surveillant, celui qu'on appelait communément le vigile. C'était une sacrée enflure de fils de pute tout en muscles qui prenait un malin plaisir à nous rabaisser. Devant lui, tout le monde se tenait à carreau. Il était là pour ça d'ailleurs. Son rôle était de maintenir l'ordre dans les salles de cours et pour ça, il avait le droit de nous taper. Ce qu'il faisait souvent d'ailleurs. Le bahut, c'était la taule.
Nous étions installés depuis vingt minutes à nos places quand il entra dans la classe, accompagné par le principal. Il portait un vieux pull vert moucheté de gris qui laissait deviner un corps assez maigre, deux grosses godasses faisant penser à des rangers et un blue-jeans rapiécé par endroits. Le tout, haut d'au moins un mètre quatre-vingt-cinq était surmonté d'une grosse touffe de cheveux blonds bouclés. Du premier rang où je me trouvais, je remarquais tout de suite que le gars avait dû prendre quelque stupéfiant tant ses yeux bleu clair étaient brillants et il affichait un sourire sans joie. Il donnait l'impression d'être à l'instant sorti du lit. Je me rappelle l'avoir considéré comme une espèce de Lunien, un paumé qui avait débarqué sur terre un siècle trop tard ou trop tôt. Il n'avait pas l'air à sa place et ça se voyait.
Le principal s'adressa au prof de français qui se trouvait être notre prof responsable de classe : « Voici l'élève Minot Léon, il suivra les cours dans cette classe.
— Très bien. Installez-vous quelque part Minot. »
Le garçon vint s'installer à la place la plus proche au premier rang à côté de moi. Le cours reprit sans que je me rende compte de sa présence, il semblait comme absorbé par la leçon ou alors il dormait les yeux grands ouverts sous sa paire de lunette ronde d'une autre époque.
Je n'avais pas de vrais potes dans le bahut. En dehors, je fréquentais un gars, Mounir qu'il s'appelait. Un mec qui arrivait toujours à se trouver de l'argent soit en trafiquant de la marchandise volée, soit en dealant à droite à gauche des drogues plus ou moins douces. Depuis un mois, la police municipale l'avait serré alors qu'il portait sur lui quelque chose comme cent grammes de haschich. Ils l'avait fait tomber pour six mois parce qu'il n'en était pas à sa première interpellation. Ça faisait que moi, je n'avais plus de pote et je me galérais entre le bahut et la bibliothèque où je révisais mes cours.
Une journée de bahut, c'était toujours un peu la même routine, sauf quelques rares fois. Tu prends le lundi par exemple ou alors est-ce le mercredi ? . Enfin bref ! on commençait la journée cool avec deux heures de maths. Au programme, les dérivés et les intégrales, trop simple pour moi. Ce que je préférais, c'était les cours d'informatique et de cybernétique. Là, je cartonnais comme une bête, j'étais le meilleur. Les cours de Français, de langues, de philo ou d'histoire, ça me prenait trop la tête. Les mots, trop de mots. Le sens des mots m'échappait, même si je comprenais l'ensemble, j'avais toujours le sentiment d'être largué. Quand j'y repense maintenant, tout cela me semble plus clair. Pour des larves comme nous, il n'était pas nécessaire que l'on pense comme des philosophes ; des techniciens, voilà ce dont la société avait besoin, des gars compétents et soumis. Des productifs, pas des intellectuels issus de la base qui pensent trop et s'interrogent sur eux-mêmes et sur leurs semblables.
Dans la salle de classe, c'était le silence quand le professeur donnait son cours. Il valait mieux pour nous, sinon, l'autre diksa dans le couloir rappliquait au moindre appel du professeur. Pourtant, parfois, on entendait un léger bruissement dans le fond de la classe : c'était encore un ces zonards qui préférait écouter de la musique de son Walkman au lieu de suivre le cours. Tant que ça ne gênait personne, tu avais parfaitement le droit de faire autre chose. On tolérait pas mal de chose en classe, la seule règle c'est que tu ne devais pas te faire remarquer. C'est pourquoi, les accros du téléphone portable devaient les mettre en veilleuse sous peine de confiscation ou de mise à la porte.
Comme dans toutes les écoles, une sonnerie annonçait la pause récréative. Souvent, j'allais me boire un petit Coca à la cafète.
La cafète avait été baptisée « le trou » par les élèves et je dois dire que ce nom lui allait parfaitement. Quand tu entrais dans le trou, tu avais intérêt à avoir le coeur bien accroché. D'abord, à la porte, la musique t'agressait les oreilles, le genre Rap mélodique dernier moove ou techno-punk assourdissant. Puis quand tu ouvrais la porte, la fumée de cigarette parfumée au shit te prenait à la gorge. Et puis la faune, et puis les conversations de zonards : « Ou'Allah, frère ! J'te promets un trip d'enfer. Foncedé, tu vas être » et l'autre tâche qui répondait : « Ouais ! Ça à l'air cool, ton deal. Et des feumeux, y'en aura au moins à ta teuf ? » Ou encore : « Tes parents s'ront pas là, c'est le bon moment tu crois pas Marlène ? » Et la fille : « Mais tu m'prends pour une teup, mec ! Mais passe quand même, des fois que je change d'avis. »
Cette ambiance me rendait mal à l'aise, et, même en hiver, je préférais déguster mon Coke dehors au milieu des joueurs de basket, de foot ou des tapeurs de la dernière heure.
L'immeuble de l'école était une véritable forteresse, entièrement sous surveillance vidéo, ce qui n'empêchait pas les dealers de refiler du gaz ou des cachets bleus. Un sourire aux lèvres, je matais tous ces accros à la dope essayaient d'échapper à la réalité oppressante qui les rendait si mal dans leur peau qu'ils préféraient triper plutôt que s'étriper avec le pouvoir en place, la police et l'état. Évidemment, c'était illégal et tout le monde savait ce qu'il en coûte d'être pris avec quelques grammes de substances illicites, c'était la mise à la lourde, parfois la prison préventive, ça dépendait de l'humeur du juge ou de la nuit qu'il avait passé !
Mais de tout ça, des trips à cent balles qui faisaient planer dans le cosmos comme Luc Skywalker, j'm'en tapais. J'avais mon kif à moi. Je n'avais pas besoin de sniffer du gaz pour voyager, je préférais fantasmer sur les photos de grand voilier et de mers bleues. Ouais ! Ça peut paraître un peu débile ou puéril mais c'était ce genre de trucs qui me faisait planer. Peut-être que c'est parce que mes ancêtres ont tant haï la mer qui les séparait de la liberté que moi je l'aime, la mer. C'est comme un élastique ou un ressort, ça repart dans l'autre sens. J'exprimais ainsi mon sentiment de liberté.
Je t'ai dit que les cours, c'était toujours la même routine mais quelques fois, il y avait un mec qui disjonctait. Cette ambiance pourrie, ce sentiment d'oppression permanente, tout ça portait sur le système nerveux.
Il y avait un rebeu dans le fond de la classe qui s'appelait Toufik, c'était un gros flambeur à la tchatche facile et un dragueur impénitent. Ce jour-là, il devait avoir fumé trop de shit car en cours d'histoire, il se mit à la ramener.
Le professeur donnait son cours. Nous autres, on somnolait, écoutant à peine le flot des mots qu'il déversait dans nos oreilles. Il nous parlait de la crise au Moyen-Orient, de la guerre du Golf, du problème israélo-palestinien et de tout le foutoir qu'il y avait depuis un siècle dans cette sablière de la mort !
« Ouais ! C'est nimportenawaque tes histoires ! Man ! » C'était Toufik qui avait sortit ça tout haut dans la classe, faisant sortir les élèves de leur torpeur.
Toufik était plutôt un gars qui évitait d'intervenir sur le contenu d'un cours et préférait la forme au fond. Il ne connaissait rien en politique bien qu'il clamât tout haut : « Moi ! J'suis un Arabe ! Vive Saddam Hussein ! » Sans trop savoir ce que ça voulait dire. Si bien que sa réaction ne fut pas une surprise pour tout le monde. Mais après un petit silence, les élèves se mirent à ricaner bruyamment, le cours était saboté.
Le professeur se leva et essaya de calmer le jeu mais Toufik continuait : « Ouais ! y'en a marre de vos cours à la con. Nique ta reum ! Les rebeux, ils niquent sa reum aux feujs et aux cainris pourris. Tous des fils de pute ! » Et il renversa sa table. Les autres élèves qui voyaient une bonne occasion pour foutre la merde pour pas cher avaient enlevé leur pompe et s'étaient mis à taper avec sur la table comme Khroutchev l'avait fait justement à l'O.N.U., tu sais. en 1900 quelque chose. C'est à ce moment que je me suis mis à débloquer moi aussi. J'avais pris ma chaise et je me mettais à la casser sur ma table en gueulant : « A bas les cours à la con ! » et cela sous le regard amusé de mon camarade assis à côté de moi qui se contentait de ricaner sans participer à la partie de défouloir.
Le professeur, discrètement, était sorti pour prévenir le surveillant. Il mit un certain temps avant de revenir avec lui ; on avait eu le temps de tout saccager dans la salle de cours. A l'entrée du vigile, tout le monde se calma instantanément, sauf Toufik et. moi. Je pris le premier car j'étais le plus près. Le vigile m'attrapa par le bras et me mis sauvagement à terre, à plat ventre, en me tordant le poignet. Il me lia les mains au moyen d'une attache en plastique et bien que je ne puisse plus bouger, il projeta violemment ma tête sur le sol, ce qui eu pour effet de calmer Toufik qui se replia dans le coin de la pièce avec une chaise qu'il tenait comme un bouclier. Les autres élèves gardaient un silence de mort. Seul le Grand Môme prit la parole : « Eh Monsieur ! je pense que vous n'avez pas le droit faire ça ! » Le gros salopard le regarda méchamment et se dirigeant vers Toufik, il se contenta de répliquer : « Toi, ta gueule si tu veux pas que j't'en colle une ! »
Toufik, retranché dans le fond de la classe, commençait à chier dans son froc en voyant le gros arriver sur lui.
« Aller ! lâche ça ! lui dit le surveillant.
— Non ! tu vas m'niquer après, tu vas m'niquer ! », répétait l'autre tout tremblant.
Avec une rapidité surprenante, il lui arracha son bouclier improvisé et lui envoya un coup de pied dans l'estomac. Toufik était plié en deux, il suffoquait. La brute le remit debout en le tirant par les cheveux et l'amena vers la porte, au passage, il m'agrippa de la même façon. On avait eu notre compte.
Le directeur nous sermonna pendant un bon quart d'heure, dans son bureau. C'était un bon vieux d'une cinquantaine d'années qui avait connu l'ancien système de scolarisation, il avait vraiment l'air sincère. Il eut même la gentillesse de me retirer l'attache de mes poignées et de nous offrir un café.
Un moment, il s'absenta de son bureau et nous laissa seuls, moi et Toufik.
« Ça va ? demandai-je à Toufik
— Le sale bâtard, il m'a défoncé. » Je ne répondis pas, j'éprouvais une grande lassitude, le genre de chose qu'on ressent après avoir éprouvé une forte émotion. Mais dans mon cas, cette fatigue était accentuée par la difficulté que j'avais à reprendre ma respiration. Je fis un effort pour me calmer, une crise d'asthme n'aurait pas arrangé les choses et mon médicament, manque de pot, se trouvait dans mon sac dans la salle de cours. Un tube de ventoline. Bleu gris.
Je regardai autour de moi et mon regard se posa sur le micro posé sur le bureau du directeur. Une idée. J'allais avoir ma revanche.
« Qu'est-ce tu fous ? dit Toufik en me voyant tripoter le micro.
— T'occupe pas, keumé. J'ai mon plan. » Mon plan, c'était de pirater le password de l'autre bouffon de directeur, ensuite j'allais voir.
Quand le dirlo revint, il nous trouva tous les deux, affalés sur nos chaises, tout était en ordre, mais ce que j'avais codé sur le micro me permettrait d'avoir son mot de passe servi sur un plateau. On nous renvoya à l'infirmerie, le directeur décida de ne pas nous sanctionner pour cette fois. Ce jour-là, Toufik devint mon pote et inconsciemment d'abord, des désirs de vengeance germèrent dans nos jeunes esprits. On ne savait pas encore comment, mais le bahut allait payer !
C'eST lui qui nous donna l'idée, ce fut lui.
Léon Minot, le Grand Môme, était un gars tranquille qui restait souvent à l'écart et qui ne faisait chier personne. Ce n'était pas non plus un fayot à la botte des profs qui aurait bavé sur un mec pour se faire valoir — ces mecs-là, d'ailleurs, ne vivaient pas longtemps dans le bahut —. Non, c'était juste un grand gars un peu renfermé qui restait assis sur un banc à lire des bouquins qui n'intéressaient que lui. Mais ce genre de mecs dans les écoles, ça attirait les emmerdeurs, le genre : « Je tape sur la gueule des plus faibles pour prouver que je suis le plus fort. »
C'est ainsi que, dans un coin reculé de la cour, sur la pelouse, derrière les pommiers japonais en fleur — on était au printemps —, je remarquai un attroupement. Je m'approchai et me taillais un passage dans la foule. Ce qui agitait tous ces connards et qui les faisait rire, c'était qu'un de ces débiles de racaille s'acharnait à déchirer le livre du grand maigre. Celui-ci se tenait debout impuissant et passif. Quand il ne resta plus rien du livre, l'emmerdeur se tourna vers lui et lui retira ses petites lunettes rondes. Comme le Grand Môme fit un geste de défense, l'autre lui donna une baffe ce qui eu pour conséquence de provoquer l'hilarité de toute cette troupe d'imbéciles. C'en était trop. Me souvenant de son intervention quand le vigile m'avait frappé, je décidai de m'interposer entre lui et l'autre connard.
« Rend lui ses lunettes, mec ! » dis-je. L'autre me regarda en souriant et devant mes yeux il plia la paire de lunettes, puis : « Tiens ! tes lunettes, petit con » et il les jeta au sol. Je les ramassai et les rendis à son propriétaire. Ce dernier eut une expression étrange. Sur son visage, on devinait qu'il essayait de retenir la rage qui montait en lui. Lentement, il rangea sa paire de lunette et sans qu'aucun geste ait pu permettre de prévoir son attaque, il envoya son pied chaussé de sa grosse godasse dans le bas-ventre de son adversaire, lui arrachant un cri de rage. « J'vais t'niquer ta gueule, enculé ! » brailla-t-il en sortant de sa poche un cran d'arrêt.
Là, je me décidais à sortir ma bombe de gel et lui envoyait une giclé pour le calmer.
Pendant qu'il se frottait vigoureusement les yeux d'une main et faisait tourbillonner son couteau de l'autre main, toute l'assistance applaudissait. Pris par le jeu, sous les acclamations de cette foule en délire, je voulus lui porter un dernier coup fatal mais quelqu'un posa sa main sur mon épaule, c'était Toufik. « C'est good ! T'as fait ce qu'il fallait », me dit-il. Je quittais donc la scène, ovationné par ce public de teen-agers assoiffés de violence, Toufik me suivit.
Le Grand Môme peu après nous rejoignit en courant : « Eh ! merci de m'avoir sorti de l'embrouille, me dit-il.
— Y a pas de problème, c'est une tache ce mec. Il cherche l'embrouille à tout le monde et à chaque fois il s'fait lyncher !
— Il a assuré comme un chef, mon copain, hein ? » rajouta Toufik pour me complimenter.
On se dirigea vers l'immeuble du bahut. A quelques mètres de l'entrée, le Grand Môme s'arrêta, il regarda la masse cubique de béton, d'acier et de verre qui s'allongeait sur 150 mètres en longueur et sur cinq étages en hauteur, il cracha par terre et dit : « J'voudrais y foutre le feu à cette putain de taule ! » Je le regardai un long moment, puis je lançais un regard vers Toufik.
« Dis Mec, demandais-je au Grand Môme. Tu viens de quel bahut ?
— Un sale bahut, en province. Tu dois pas connaître. De toute façon, il a cramé y a pas si longtemps. On a parlé de quelques élèves un peu chelous qui militaient dans une association pas claire.
— Pas claire ? C'est-à-dire quoi ?
— C'était une bande d'allumés qui voulait tout foutre en l'air. Tu piges ?
— Ouais ! » je répondis sans comprendre très bien ce qu'il essayait de m'expliquer. Je jetai un dernier regard vers Toufik qui ne suivait pas notre discussion, celui-ci lança un « Quoi ? » accompagné d'un sourire interrogatif, je répondais par un « Non ! rien ! » et on entra en salle de cours.
Un jour, on était tous les trois, le grand Môme me demanda :
« Est-ce que tu crois en Dieu ?
— Mes parents sont cathos ! répondis-je.
— Non, mais toi ! Tu crois en Dieu.
— Ouais ! Je pense qu'ouais ! Pas toi ? » Sans répondre, il s'adressa à Toufik : « Et toi ?
— Vas-y, bien sûr, j'suis musulman. Qu'est-ce que tu crois !
— Moi ? Je crois en rien. Sauf, peut-être en moi. On vous a dit de croire en quelque chose alors vous, vous y croyez comme des tebés !
— Y a pas, c'est la vérité ! C'est tout ! lança Toufik sur un ton agressif.
— Y a une chose de sûr, Mec, reprit l'autre. C'est qu'y a pas de vérité dans ce putain de monde. Tiens !. Demain, t'as un flingue et y a un keumé qui est sur le point de te descendre, qu'est-ce que tu fais ? »
Toufik, sans réfléchir répond : « Je l'allume avant qu'il m'allume, c't'enculé !
— Pourtant, vis-à-vis de ton Dieu, sa vie a autant d'importance que la tienne.
— Ouais mais c'est de la légitime défense !
— Donc tu estimes que ton Dieu est avec toi parce que tu décides que ta vie vaut plus que celle de l'autre.
— Normal ! Sinon, j'me laisse flinguer par tous les killers qui veulent ma peau !
— T'es prêt à aller jusqu'où pour défendre ta vie ?
— J'sais pas. Mais j'vois pas le rapport avec ma religion ! »
Le Grand Môme réfléchit un moment puis il répond : « La religion a été inventée par des hommes qui voulaient se servir de gens comme toi pour aller flinguer d'autres mecs comme toi. Tu piges !
— Nimportenawaque ! s'exclama Toufik. T'es ouf, mon pote ! La religion sert à t'aider à vivre et à bien te comporter.
— Ça veut dire quoi bien se comporter ? . »
Et le Grand Môme continua sur le même registre, démolissant chacun de nos arguments jusqu'à ce que nous ne soyons plus sûrs de rien. Jusqu'à ce que nous nous mettions à douter de toutes nos valeurs, celles que l'on croyait certaines. Celles avec lesquelles nous étions nés et qui faisaient partie intégrante de nos êtres, de notre personnalité, celles qui moulaient nos esprits.
Il en vint à parler de la société, du pouvoir et des lois. Sur ce sujet, on était tous d'accord. La jeunesse en général, — la jeunesse issue des classes sociales défavorisée — malgré le rabâchage dans les cours d'instruction civique et les médias, haïssait, naturellement et parfois même sans trop savoir pourquoi, la police, les juges, les vigiles et toute forme de pouvoir coercitif. Le Grand Môme, lui, savait pourquoi il avait la haine contre ces institutions de l'état. À l'époque, ses explications, simples et directes, ne m'avaient pas convaincu. Aujourd'hui, je comprends.
Comme bon nombre d'idéalistes conscients de marcher dans la merde, il pensait pouvoir y changer quelque chose.
« Eh ! laisse l'expert travailler », dis-je à Toufik qui foutait ses doigts sur le clavier. Le grand Môme, à côté se mit à ricaner. Autour, dans la bibliothèque, des gens nous jetaient sans cesse des « chut ! » insistants mais personne n'osait vraiment venir nous trouver et nous dire en face de nous la fermer.
Toufik se poussa en faisant rouler son siège jusqu'aux étagères où étaient alignés des milliers de CDs, de livres et autres bricoles qui servaient à s'instruire. Je le vis un moment se diriger vers une jeune fille brune en collant noir qui était concentrée sur son écran d'ordinateur. Je perçus des bribes de parole : « Salut ! Tu viens souvent ici ? » Toufik avait commencé à se la jouer cool avec la meuf, je me remis sur mon écran.
« T'as trouvé quelque chose d'intéressant, me demanda Minot.
— A part un planning de tâches à faire dans le bahut, il y a aussi l'attribution des bourses pour ceux qui sont reçus. J'te signale que toi et moi, on est pris, Toufik, il est tège. On lui dira pas, hein ? » Je savais que Toufik s'en foutait royalement d'être reçu ou pas. A dix-sept ans, il quitterait le bahut, la commune se chargerait ensuite, de lui trouver un foyer et lui attribuerait un revenu minimum s'il quittait ses parents. Et puis, il plongerait dans la zone au milieu de la faune.
Quoi qu'il en soit, le micro du bahut ne renfermait, a priori, rien d'intéressant. J'analysais un instant le planning sur lequel était inscrit divers travaux de réfection qui allaient être réalisés vers la fin de l'année scolaire, début juin. On était au mois de mai, c'était bientôt. J'allais me déconnecter mais. « Attend, me dit le Grand Môme par-dessus mon épaule.
— Quoi ? T'as vu quelque chose, dis-je les mains aux claviers prêt à appuyer sur la touche «
— Regarde, la semaine 23.
— Ben ! quoi, la semaine 23 ?
— Tu vois pas, ils vont arrêter tout le système de surveillance et de sécurité pendant toute cette putain de semaine 23 ! . »
Je mis un temps avant de comprendre où il voulait en venir. Un peu plus loin, Toufik passait sa main dans les cheveux de la fille qu'il avait harponnée tout à l'heure, celle-ci lui faisait de gros sourires, leur visage était tout proche l'un de l'autre maintenant.
« Ouais ! C'est quand même flippant ton plan. Et si on se faisait gauler ? » Il se contenta de chanter : « Ce soir, on vous met le feu. »
Toufik se ramena peu après avec la fille qu'il tenait par la taille. « Les potes, je vous présente Sonia », nous dit-il avec un large sourire. Le grand Môme qui nous dominait tous par sa grande taille fit une mimique obscène de la langue derrière la tête de la fille, on explosa de rire.
À cet instant, un grand noir en costume bleu et en cravate — un vigile qu'un lecteur avait dû appeler parce qu'on faisait trop de bruit — arriva droit sur nous.
« Bon ! Vous déguerpissez de la bibliothèque, dit-il d'un ton autoritaire teinté d'agressivité.
— Vas-y ! Quoi ! Qu'est-ce qu'on a fait ? grogna Toufik.
— Vous perturbez les gens qui veulent travailler en silence.
— C'est toujours la même chose, reprit Toufik en s'adressant à nous, tournant le dos au noir. À chaque fois qu'on rentre quelque part, dans un magasin, une bibliothèque, y a toujours un vigile pour nous dire de gicler de là ! Et pourquoi ? Parce que j'suis jeune ? Parce que j'suis rebeu ?
— Parce que t'es pauvre, répliqua le Grand Môme. Parce que tu appartiens à une classe sociale qui n'a pas besoin d'aller dans les bibliothèques et les boutiques où tu peux rien acheter. Parce que tu subis la pression du pouvoir.
— Bon ! C'est fini, votre discussion ! Va faire ta révolution dans ta cité et laisse les gens tranquilles. »
Comme personne ne bougeait, la fille qui s'était tenue bien sagement à l'écart, s'adressa à Toufik : « Je dois m'en aller maintenant.
— Non, attend, part pas !
— Si, si ! Je dois partir tout de suite ! » Et elle s'éclipsa prestement sans même dire au revoir.
J'avais envie de dire quelque chose pour détendre l'atmosphère mais je me contentais de dire : « Venez, on bouge ! D'une voix lointaine.
— Elle s'est cassée, dit Toufik, les yeux dans le vide. Merde ! Elle s'est cassée. J'ai même pas eu le temps de lui demander son phonetel. Niqu'sa mère ! À cause de c'connard ! » Une minute de silence accompagna ces paroles. Toufik s'était emporté et avait oublié la présence du vigile qui entendait nos propos.
« C'est qui qu't'appelles connard ? » grinça-t-il.
Il y avait des gens autours. Certains écoutaient ce qu'on disait, un peu amusés, d'autres nous ignoraient complètement et continuaient à travailler le nez dans leur livre ou leur écran. Comme moi et les autres, on refusait toujours de bouger de la bibliothèque, le vigile finit par appeler de l'aide avec son talkie-walkie.
Il fallut quatre vigiles pour nous jeter de la bibliothèque. Le Grand Môme gueulait : «
Dehors, il pleuvait. Je n'avais plus le coeur à rien et je décidais de rentrer chez moi laissant tomber mes potes. La journée, je la passais à regarder un film dans ma chambre et à lire des Bds. Le lendemain, Toufik m'apprit que lui et le Grand Môme avaient échafaudé un plan contre l'école. Dépassé par les événements, j'avais complètement oublié la raison première de notre visite à la bibliothèque. C'est vrai, on devait brûler l'école. On devait le faire.
Il faisait nuit noire, seules les lumières des lampadaires de la cour parvenaient à filtrer au travers des fenêtres du bahut. On trouva tant bien que mal la porte qui menait aux sous-sol. En bas, c'était le noir complet.
« Tu l'allumes ta lampe ou quoi ? » dis-je à Toufik. Celui-ci, fouilla dans son sac pendant un temps qui me parut excessivement long, puis il me projeta le faisceau de sa lampe de poche dans les yeux.
« Tu étais où, le dimanche dernier à 20H30. Répond !
— Arrête tes conneries, on n'a pas de temps à perdre » et puis je rajoutais : « Des fois qu'il y aurait des mecs qui viendraient inspecter le chantier. »
Minot lança : « Ouais, un samedi soir à 2 heures du matin ! » Il avait raison, qui viendrait nous emmerder à une heure pareille, une nuit où tout le monde pensait à s'amuser.
Tous les trois, nous nous équipâmes d'une lampe de poche puis nous inspectâmes rapidement les lieux. Les ouvriers avaient entreposé des échafaudages en bois, de la peinture, des câbles électriques et pleins d'autres matériels qui permettraient au feu de se propager dans l'ensemble des sous-sols puis d'atteindre les étages supérieurs.
Toufik posa son bidon d'essence qu'il trimbalait depuis un bon moment déjà. On fit pareil avec notre bidon.
Tout à coup, le Grand Môme rompit le silence, d'une voix hésitante, il dit : « Vous pensez que c'est une bonne idée de foutre le feu au bahut ? Après tout, ils pensent à notre avenir.
— Ou'aller ! répondit Toufik. Tu t'dégonfles maintenant alors que c'est toi qui nous as fourré cette putain d'idée dans la tête. »
Je regardais le gars qui me dépassait d'une tête, je scrutais son visage que j'éclairais dans l'espoir d'y trouver les motivations profondes qui auraient justifié son comportement timoré. Et je dis, prenant un air cynique et froid : « Notre avenir ? T'as fumé ou quoi ? On est là parce que la loi impose la scolarisation obligatoire jusqu'à 17 ans. Ils n'en ont rien à foutre de ton avenir. De toute façon, tu vas finir comme nous tous à zoner de foyer en foyer jusqu'à la fin de tes jours. »
J'attendis sa réaction. Il donnait l'impression de réfléchir, de chercher la solution qui allait lui permettre de prendre une décision. A cet instant, je croyais pouvoir lire dans ses pensées. Il pensait à ce qu'il était et à ce qu'il deviendrait. Il voyait son avenir avec un grand « A ». Obligé de travailler dans une de ces nouvelles fabriques où l'on exploitait de la main d'oeuvre qualifiée pour un salaire modique. Ou alors, il refuserait de se soumettre et viendrait rejoindre le rang des sans-emploi, des exclus. Ses parents lui gueuleraient dessus. « Qu'est-ce tu fous de tes journées le gosse ! dirait le père. Tu crois pas qu'on va te nourrir jusqu'à 30 ans ? Nous, on bosse pendant que toi, tu glandes que dalle ! » Il lui faudrait alors partir, prendre une chambre dans un foyer de jeunes où il retrouverait des paumés comme lui : des zonards.
Le Grand Môme me fixa, ses yeux brillaient sous la lumière de ma lampe qui faiblissait. Il éclata de rire dissipant totalement son air démonté de tout à l'heure. « Bande de bouffons ! Je vous faisais marcher. J'voulais juste savoir si vous étiez comme moi, convaincu de ce qu'on doit faire. Vous devez comprendre une chose, les gars ! Notre geste. C'est la négation de ce putain de système ! De cette putain de société ! On nous répète qu'il faut avoir confiance en tous ces fils de pute qui nous gouvernent et nous enculent. Hein, les mecs ! On va leur donner une réponse, nous ! Une réponse qui est aussi primaire qu'un coup de matraque de keuf sur la tête d'un rebelle ! PUTAIN D'SA MÈRE ! HA ! HA ! »
D'un geste résolu, il posa sa lampe au sol et dévissa le bouchon de son bidon d'essence. Je le regardai un instant interdit sans bouger. Il commença à verser le contenu rosé sur le sol. Alors moi et Toufik, à notre tour, nous nous mîmes à asperger d'essence les planches de bois, les murs, les câbles et tout le reste. Très vite, l'odeur d'essence monta et j'eus de la peine à respirer. Mais je me refusais à utiliser mon tube de ventoline, ce stress m'était indispensable pour accomplir mon travail.
C'était la première fois de ma vie que j'accomplissais un tel acte de rébellion. Je ressentais une vive exaltation et une certaine puissance aussi. Je me doutais que pour Toufik, ce devait être la même chose. Pour le Grand Môme, j'en étais moins sûr. Il me semblait qu'il répétait une scène déjà vécue. Ne nous avait-il pas dit que pour lui, l'école était l'image du pouvoir. D'après lui, on essayait de nous mouler afin d'entrer dans la société qu'on nous imposait par la force et la violence sans qu'on ait la possibilité de remettre en cause quoi que soit. Notre action, d'une certaine manière, était symbolique ; nous rejetions ce pouvoir, nous disions non au système. L'école était aussi l'image de la répression que l'on subissait tous les jours. Dedans, c'était les vigiles, les profs, ils nous humiliaient, nous rabaissaient ; dehors, c'était les flics, les juges, les mêmes qui avaient tabassé mon pote et l'avaient foutu en taule pour trois fois rien ; chez nous, c'était nos parents, nos grands frères. C'était toujours un rapport de force et toujours, la violence triomphait. Eh quoi ! Merde ! Il fallait que ça cesse et maintenant, ça allait finir. Nous allions purifier nos vies en commençant par brûler l'école, nous allions nous affranchir. C'était tout cela que nous faisions dans ce geste de gosse et aujourd'hui encore, quoi que tu puisses penser, je trouve ça beau. Ce geste de désespoir accompli maintes fois avant nous et maintes fois après nous par des rebelles, des hommes, des femmes ou des enfants qui pensaient pouvoir changer quelque chose en faisant table rase, en explosant la gueule de l'oppresseur, portait en lui un espoir immense, celui de connaître un jour la liberté.
Quand tout le sous-sol fut imbibé d'essence, je remplis une bouteille de verre, que j'avais pris soin d'emporter avec moi, dans l'idée d'en faire un cocktail molotov. On se rassembla à la porte de sortie. J'allumais ma bombe artisanale. « Brûle ! putain de bahut », criai-je en lançant la bouteille au sol.
« OUAIS ! HA ! HA ! »
La bouteille se brisa sur le sol bétonné. Le feu se propagea rapidement, accomplissant son oeuvre dévastatrice.
Abdelkrim T'ngor © 1996 - 2025
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