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Un matin

UN matin d'été Nyctor marchait sur la grand-route. Il passa en un endroit où, les uns suspendus à cent pieds du sol, les autres en bas, des hommes, par le fer et la dynamite, travaillaient à faire sauter les roches afin d'établir un chemin sur la montagne.

Devant Nyctor, la route, toute blanche, éblouis­sante, rubannait au soleil, très loin, sans ombre, malgré les lauriers-roses aux belles fleurs qui la bordent pareils à des flambeaux allumés.

La route est parallèle à la voie du chemin de fer qui surplombe la mer et l'on se réjouit de voir l'eau bleue, blanchir en bas sur les plages de galets.

A droite la montagne tombe en falaise à laquelle sont accrochés les cactus bizarres couverts de figues de bar­barie et les touffes sombres du romarin, tandis qu'au sommet des pins et des oliviers se penchent.

En ce lieu la falaise s'abaisse brusquement et n'est plus qu'un mur élevé. C'est là que sous le soleil on perçait une route.

Nyctor

marchait sans hâte regardant la mer calme où quelques voiles blanches semblaient immobiles. Il était environ huit heures. Fatigués d'avoir peiné dès quatre heures, les ouvriers, des Piémontais, assis au soleil ou à l'ombre vaine des quartiers de roche, man­geaient du pain avec des tomates ou des figues.

Nyctor

marchait sans songer aux misères ni aux brusques morts. Soudain il entendit un grand cri et ayant en même temps levé les yeux, il vit tomber à pic un corps précédé d'un roc qui rendit un bruit sourd et d'une barre à mine qui rebondit avec un son joyeux comme un rire clair sur le sol de rochers.

Au cri de l'homme, au fracas du roc, au rire du fer, une clameur répondit, lente et désolée, résignée aussi, prolongée par les échos. Clamée par ces hommes qui ne se dérangeaient même pas, fatalistes, restant assis à manger tristement, sachant que tout est inutile, que le repos leur est compté et qu'ils travailleront tout à l'heure exposés à la même mort. Cette plainte parut à Nyctor pareille au cri incohérent que devaient pousser les rudes hommes des primitives époques quand ils voyaient quelqu'un de leurs compagnons broyé sous les dents ou étreint par les membres puissants de quelque monstre sans qu'on pût le secourir.

Ce cri des ouvriers était harmonieux aussi : lamentation, désastre fatal.

Rapidement pour voir le mort, Nyctor monta. Le corps était couché, en plein soleil au pied de la falaise, sur les cailloux. L'homme râlait encore, doucement. Nyctor sut que ses jambes et son crâne étaient brisés, mais il ne vit rien, sinon un mince filet de sang cou­lant du front sur les yeux clos, un peu d'écume rou­geâtre aux commissures des lèvres et les déchirures des mains. Deux hommes seulement se tenaient près de lui. L'un, brun et sérieux, d'un brin fleuri de roma­rin, chassait les mouches qui venaient aux lèvres et aux yeux; l'autre, un contre-maître loquace et bon enfant, essayait de verser un peu de rhum entre les dents serrées du moribond dont on lava bientôt le visage avec de l'eau vinaigrée qu'un troisième apporta dans une cuvette.

A une question que lui fit Nyctor, le contre-maître expliqua que l'homme travaillait suspendu. II s'était établi sur une anfractuosité et afin d'être plus à l'aise avait détaché la corde qui le tenait.

Un pan de rocher s'était effondré et contre les prévisions de l'homme avait entraîné la faible assise que le malheureux croyait solide. Nyctor vida sa bourse pour la femme et les trois enfants de l'ouvrier qui gagnait trois francs par jour.

Le corps restait étendu au soleil. Les ouvriers se reposaient, mornes, en face de la mer miroitante. On apercevait les caps verts, les golfes aux plages blanches et des villas dans les jardins au loin, vue admirable.

 

Guillaume Apollinaire (1914)


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