DU temps s’était écoulé, on m’ordonna de partir vers cet ailleurs qui faisait tant rêver les hommes. On me disait alors équilibré, adapté, le traitement avait marché, ma dérive à travers l’espace n’était à présent qu’un souvenir trouble et lointain s’amenuisant à mesure que les jours passaient.
L’instant d’après, j’étais ailleurs.
Ailleurs, je découvris que c’était autre chose. J’appris que tout ce qu’on m’avait enseigné jusqu’à lors ne valait rien, ailleurs. Hors du monde…
Je ne m’en étais pas rendu compte au cours de cette expérience mais mon esprit, conditionné par mon environnement natal, avait faussé ma perception objective du réel. Mais plus tard on m’apprit que ce que j’avais perçu n’avait qu’un rapport lointain avec la réalité. Je retrace donc imparfaitement ce que j’ai cru entrevoir de cet ailleurs.
Je m’étais retrouvé à marcher au milieu de l’étrange. Les gens (ou ce que je croyais être des gens) étaient différents. Leur visage (ou plutôt une parodie de visage car sans yeux et sans lèvres), leur allure, leur accoutrement baroque et leurs mouvements curieux, la langue qu’ils parlaient (bruissements aigus à peine perceptibles) les rues qu’ils avaient tracées, et ce qui me semblait être des habitations dont l’aspect et l’architecture allaient à l’encontre de toute notion d’esthétisme et de bon sens humain, tout, tout était étrange. Dans mon errance à travers la ville, je découvris des choses incroyables. Je vis des choses impensables. Des choses que seul un esprit profondément dérangé aurait pu concevoir. Des choses choquantes même, des choses étonnantes aussi, des choses sans logique ou d’une logique foncièrement inhumaine, des choses amorales, des choses innommables… Je continuais à marcher sous un ciel moucheté de nuées phosphorescentes, sous une chaleur accablante rendue supportable par la combinaison que je portais et je réalisais que dans tout ce paysage qui pour moi était insolite, dans cet ailleurs si lointain, si loin de toute réalité conventionnelle, de toute logique rationalisée par des millénaires de pensées, de cultures et de souffrances humaines, je réalisais qu’ici, c’était moi le seul étranger, la créature singulière, le monstre venu d’ailleurs.
Qu’allait-il advenir de moi ? Comment pouvais-je vivre normalement dans ce monde anormal, hors dimension, irréel ? Devais-je me faire accepter de ces choses et perdre mon humanité ? Le voulais-je seulement ?
Le malaise qui m’avait envahit, fit bientôt place au désir intense de repartir, de revenir dans le monde que je venais de quitter, qui jadis m’avait semblé si distant de mon idéal et qui maintenant, devant le spectacle incompréhensible qui s’offrait à moi, me paraissait tellement plus proche. Je sentais que si je restais un instant de plus en ce lieu, la terreur allait m’envahir, paralyser mes membres et me laisser prostré à la merci de cette contrée inconnue. Ce que j’avais vécu, assimilé, accepté depuis l’enfance même si cela, de par son caractère injuste et médiocre, pouvait parfois m’inspirer le dégoût, valait mieux que ce monde à part, ce monde inhumain où tout paraissait dépourvu de cohérence, où la vie même semblait être dictée par la folie la plus absconse. Un cauchemar, c’était cela. Je devais me réveiller, fuir.
C’est poussé par ces réflexions que je trouvai la force de repartir. Mais la terre pour moi, fut à jamais perdue. Le voyage m’avait altéré. Contaminé par cet ailleurs fantasque, je me retrouvais sans repère tangible, j’étais redevenu un inadapté comme au temps de ma jeunesse quand je refusais les principes fondamentaux de notre société…
Nous vivons et pensons en croyant que ce à quoi nous croyons est universel. Qu’en est-il vraiment ?
Ailleurs, tout est si différent. Nos valeurs ne valent rien. Notre sens des réalités est dépourvu de sens, car tout est perçu à contresens, car tout est non-sens, ailleurs.
Quant à moi, j’ai compris que quel que soit l’endroit où je serais amené à vivre, je ne serais jamais à ma place. Vivant dans le doute perpétuel, je sais que jamais plus mon esprit ne connaîtra la paix. Désormais, j’évolue entre deux eaux troubles, entre le réel concret et le bizarre irrationnel, entre le monde forcé de ma naissance avec ses valeurs poussives et absurdes et un autre, vague souvenir d’un cauchemar vécu, indélébile, le monde de ma folie intérieure. Écartelé je suis pour toujours, … entre ici et ailleurs.
juin 1997
Abdelkrim T'ngor © 1997 - 2025
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