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Les pompiers

de Boris Vian (Ville d'Avray 1920 - Paris 1959)

 

PATRICK grattait désespérément l'allumette sur le mur dont la peinture un peu éraillée fournissait un frottoir de choix. Au sixième aller et retour, elle cassa net et il s'arrêta, car il ne connaissait pas encore l'art de se brûler les doigts en allumant le petit bout trop court.

En chantant une chanson où revenait souvent le nom de Jésus, il s'achemina vers la cuisine. Ses parents préféraient en effet que les allumettes se trouvassent au voisinage du réchaud à gaz plutôt qu'au fond du placard à jouer, ce contre quoi Patrick ne pouvait qu'émettre une protestation morale, car il n'était pas le plus fort. Quant au nom de Jésus, c'était une récrimination supplémentaire et gratuite, une espèce de perfectionnement, car personne n'allait à la messe dans la maison.

Se haussant sur la pointe des pieds, il souleva le couvercle de la petite boite en fer et prit un des légers fétus soufrés. Un seul à la fois : on n'a pas tellement l'occasion de marcher.

Puis il refit en sens inverse le trajet de la cuisine au salon.

Quand j'entrai, le feu avait convenablement pris aux rideaux qui brûlaient avec une belle flamme claire. Assis au milieu du salon, Pat se demandait s'il fallait vraiment rigoler.

En voyant ma mine intéressée, il se décida pour la grimace vers le bas.

— Écoute, lui dis-je. Ou bien ça t'amusait et alors ce n'est pas la peine de pleurer, ou bien ça ne t'amuse pas et alors je ne sais pas pourquoi tu l'as fait.

 

— Ça ne m'amusait pas tellement, dit-il, mais une allumette, c'est fait pour allumer.

Sur quoi, il se mit à pleurer comme un veau. Pour lui prouver que je ne prenais pas ça au tragique, j'adoptai un ton léger.

— T'en fais pas, dis-je. Moi aussi, quand j'avais six ans, j'ai mis le feu à des vieux bidons d'essence.

— Moi, j'en avais pas. II a bien fallu que je prenne ce que j'ai trouvé.

— Viens dans la salle à manger, dis-je, et oublions le passé.

— On va jouer aux petites autos, dit-il ravi. Ça fait au moins trois jours qu'on n'a pas joué aux petite autos.

Nous quittâmes le salon dont je fermai discrètement la porte. Les rideaux avaient complètement brûlé maintenant et le feu commençait à attaquer le tapis.

— Allons, dis-je. Tu prends les bleues et moi les rouges.

Il me regarda pour s'assurer que je ne pensais plus au feu, et, satisfait, déclara :

— Je vais te flanquer la tripotée.

Après une heure de petites autos et une interminable discussion sur l'opportunité d'une revanche, je réussis à le guider vers sa chambre où sa boîte de peinture l'attendait, lui assurai-je, avec une impatience fébrile. Puis muni d'un drap, je m'introduisis dans le salon pour étouffer ce début d'incendie qu'en aucun cas je ne voulais prendre au tragique.

On n'y voyait plus rien car une lourde fumée noire empuantissait l'atmosphère. Je cherchai à déterminer si l'odeur de la laine brûlée l'emportait sur celle de la peinture cuite et je conclus par une quinte de toux qui me laissa pantelant. Soufflant et crachant, je m'entortillai la tête avec le drap et la détortillai presque aussitôt, car le drap en question venait de prendre feu.

L'air était traversé de lueurs fuligineuses et le plancher craquait et sifflait. Des flammes joyeuses sautaient de-ci de-là, communiquant leur chaleur à ce qui ne brûlait pas encore. Sentant une langue ardente s'introduire dans le bas de mon pantalon, je battis en retraite et je fermai la porte. De retour dans la salle à manger j'allai jusqu'à la chambre de mon fils.

— Ça brûle très bien, lui dis-je. Viens, on va appeler les pompiers.

Je m'approchai de la tablette qui supportait le téléphone et composai le numéro 17.

— Allô ? dis-je.

— Allô ? me répondit-on.

— Il y a le feu chez moi.

— Quelle adresse ?

J'indiquai la latitude, la longitude et l'altitude de l'appartement.

— Bon, me répondit-on. Je vous passe vos pompiers.

— Merci, dis-je.

J'obtins rapidement la communication nouvelle et je me félicitais de ce que les services postaux fonctionnassent si remarquablement, lorsqu'une voix enjouée m'interpella.

— Allô ?

— Allô ? dis-je. Les pompiers ?

— Un des pompiers, me répondit-on.

— Il y a le feu chez moi, dis-je.

— Vous avez de la chance, me répondit le pompier. Voulez-vous prendre rendez-vous ?

— Vous ne pouvez pas venir tout de suite ? damandai-je.

— Impossible, Monsieur, dit-il. Nous sommes surchargés en ce moment, il y a des incendies partout. Après-demain à trois heures, c'est tout ce que je peux faire pour vous.

— D'accord, dis-je. Merci. À après-demain.

— Au revoir, Monsieur, dit-il. Laissez pas s'éteindre votre feu.

J'appelai Pat.

 

— Fais ta valise, lui dis-je. On va aller passer quelques années cher tante Surinam.

— Chouette ! s'exclama Pat.

— Tu vois, lui dis-je, tu as eu tort de mettre le feu aujourd'hui, on ne pourra pas avoir les pompiers avant deux jours. Sans ça, tu aurais vu ces voitures!.

— Écoute, dit Pat, oui ou non, les allumettes sont-elles faites pour allumer ?

— Naturellement, dis-je. À quoi veux-tu quelles servent ?

— Le type qui les a inventées est un fameux crétin, dit Pat. Avec une allumette, on ne devrait pas pouvoir « tout » allumer.

— Tu as raison, dis-je.

— Enfin, conclut-il. Tant pis. Viens jouer. Ce coup-ci, c'est toi qui prendras les bleues.

— On jouera dans le taxi, dis-je. Grouille-toi.


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