Anonyme Anonyme - Connexion - Membres : 210 • Visiteurs :  / Aujourd'hui :  • En ligne : 86
Connexion :  
Se souvenir de moi Mot de passe oublié ?
Pour devenir membre, Inscrivez-vous Inscrivez-vous

DORIAN
 
 
 
 
 
 

Je suis né un soir de juin, dans le miroir d’un placard coulissant, occupant le mur de sa chambre. Je me suis étiré sur les lèvres de Dorian, entre un verre de Bourgogne, rouge, rond, fruité, et, le plaisir délicat, à peine dissimulé, de s’admirer. Je me suis vu m’épanouir, m’arrondir, m’étaler, tandis qu’il contemplait son image. Sourire étincelant, strictement aligné, digne d’une publicité pour dentifrice, je suis l’accessoire parfait, complétant l’élégance subtile de ce dandy désinvolte et hautain. Il s’observe. Silhouette très droite, menton légèrement pointé en avant. Regard intense. Il fait jouer ses épaules sous sa chemise de soie, discrètement cintrée, écarte un peu son blazer, avance d’un pas, recule. Ajoutera-t-il une écharpe à sa tenue ? Dorian écarte le panneau du dressing, parcourt les étagères, à la recherche, du rectangle d’étoffe. Il peine à la trouver et je disparais un instant, tant du miroir que de son visage, brièvement remplacé par une moue contrariée. Il faut bien avouer que caser l’intégralité de sa garde-robe dans un si petit meuble relève de l’exploit. A vrai dire, son appartement n’y suffirait pas. Cependant, s’il continue à bouder ainsi, il va finir par me froisser, m’abimer, me marquer d’affreuses ridules. Me faire ça ! A moi ! Il n’oserait quand même pas ! Dieu merci, il trouve son satané bout de tissu. Je peux reparaître dans toute ma splendeur, en même temps qu’il referme son placard. Enfin, il semble se rappeler que j’existe, se décide à jouer avec moi. Dorian m’élargit, m’étrécit légèrement, me donne une allure de carnassier qui annonce : « je vais te manger tout cru ! », tente ensuite l’option dédaigneuse, dans le plus pur style « je suis supérieur au reste de l’humanité, le monde ne m’arrive pas à la cheville ». Il se choisit finalement mon charme d’implacable enjôleur. Lorsqu’il m’arbore ainsi, aucun blazer, aucune écharpe, aucune paire de chaussures italiennes ne lui est utile : on irait lui décrocher la lune, les étoiles et tout le système solaire avec, sans qu’il les ait demandés. Il le sait. Il ne manque pas d’en profiter pour soumettre quiconque à ses volontés et à ses caprices. J’en suis ravi, comblé. Ne suis-je pas le meilleur et le plus beau des sourires ?
 
Son téléphone mobile résonne quelque part dans l’appartement. Il prend le temps d’allonger ma commissure droite, de m’adresser un clin d’œil, à travers la glace. Flagrante incarnation de notre arrogance et de notre auto-satisfaction, ce soir encore, lorsqu’il partira à la chasse à la cochonne, il n’aura pas même à claquer des doigts pour qu’on lui lèche les pieds. Il traverse le loft, récupère le minuscule portable dernier cri, sur le bar laqué noir. Il lève les yeux au ciel, d’un air excédé, sans pour autant m’abandonner une seconde. Mon Dieu, son ex-femme… Que veut-elle encore ?
« Bonsoir, Hélène. » Dit-il froidement.
Ellle sanglote.
« Dorian, il faut absolument que tu parles avec ton fils, que tu acceptes de le voir.Il ne va pas bien. Ce soir, Il voulait venir chez toi et… et… »
Elle bégaie, s’étrangle, se ressaisit péniblement.
« Comme tu refuses qu’il vienne chez toi, je l’en ai empêché. Alors, il m’a… Il m’a frappée. »
Je me sens vaguement trembler de colère. Ah non, je ne vais pas me faner pour si peu ! Qu’en avons-nous à faire, lui et moi, de ce petit crétin de 15 ans et de sa mère ? Nous ne les avons jamais aimés. Nous n’avons jamais voulu de ce gamin, que nous voyons, tout au plus, deux, trois fois par an, quand nous n’avons pas d’autre choix ? Nous sommes d’ailleurs partis à la seconde où Hélène nous a annoncé qu’il existerait un jour. C’est, mot pout mot, ce que Dorian répond à la mère éplorée.
« Et ne pleure pas trop, chérie. Tu sais que ça te donne des cernes. Ensuite, tu es hideuse. » Ajoute-t-il, avant de lui raccrocher au nez.
 
« Qui était-ce ? » demande une voix provenant du canapé de cuir blanc.
Je me fige de stupeur. Dorian sursaute, se retourne.
« Tu es encore à, toi ? Tu aurais dû dégager, il y a une heure !
-          Mais enfin, mon cœur, tu m’as toi-même dit…
-          Que j’avais envie de coucher avec toi. C’est fait. Merci, au revoir ! »
Je deviens glacial. Mes bords se serrent à présent étroitement, dans un rictus mauvais. Dorian ne prononce pas un mot. Il se dirige vers le divan, ramasse du bout des doigts les talons aiguilles que la fille a laissés traîner sur le tapis de laine. Il l’attrape par le bras. Ses doigts, comme un étau, la forcent à se lever. Moi, je ne bouge pas. Je me sens bien, tellement à ma place. J’aime être cruel, parfois. Je jouis de l’incompréhension, de la peur naissante de la fille. Je me reflète dans le regard de Dorian, tel une lueur de folie, tandis qu’il la pousse vers la porte de sortie de l’appartement. Il jette les chaussures dans le couloir en marbre de l’immeuble. La fille suit la même trajectoire, manque de perdre l’équilibre.
« Tu connais la différence entre un kleenex et toi ? » demande-t-il d’une voix à la fois suave et métallique.
Je m’agrandis largement. Je connais la réponse. Elle est assassine. Il s’en sert à chaque fois qu’une femme essaie de s’incruster plus de quelques heures dans sa vie. Je ne peux m’empêcher de prendre un air un peu sadique et franchement dédaigneux.
« On les utilise et on les jette. Comme toi, Bébé ! Allez, bye ! »
 
Il claque la porte derrière lui, se ressert un verre de vin, n’a pas le temps de le porter à ses lèvres, de m’humecter des arômes raffinés. Son portable sonne de nouveau. Cette fois, c’est sa mère. Non mais, ce n’est pas possible ! Qu’est-ce qu’elles ont, ce soir, toutes ces femelles ? Elles se sont passées le mot ? C’est la pleine lune ? Elles ont leurs règles, Elles sont en chaleur ? Je me pince dans une mimique dégoûtée et méprisante.
« Maman, soupire-t-il, que me vaut l’honneur ?
-    Bonjour, mon chéri. Je voulais savoir si tu te joindrais à nous, pour déjeuner, dimanche. Je suis certaine que tu n’as pas oublié l’anniversaire de ton père. Il sera sans doute ravi de ta présence. Tu sais combien tu comptes pour lui. Et, j’ai également invité quelques amis. »
Je ne peux que devenir sarcastique, en entendant Dorian rétorquer :
« Je suis navré, Maman, mais, je joue au golf, dimanche. En outre, je doute que le légume que tu nommes « mon père » s’en formalise. Il ne bougera ni ne parlera pas davantage, avec ou sans moi, qu’il ne l’a fait depuis six ans. Je ne vois donc pas pourquoi je viendrai perdre mon temps avec lui, toi, ou, votre bande de vieilles rombières aux dents aussi fausses que leurs bijoux.
-    Enfin, Dorian ! Tu passes les bornes ! Ton père n’est pas responsable de son accident vasculaire, ni de l’état dans lequel il se trouve. Par ailleurs, à défaut de nous montrer de l’affection, tu pourrais témoigner d’un peu de respect. » S’indigne-t-elle.
Nous ne bronchons pas sous l’impact du reproche. Je deviens à peine plus moqueur, devinant ce qui va suivre et la façon dont il va s’esquiver.
« Ma très chère mère, je sens que tu vas te mettre à pleurnicher, alors, je te souhaite une bonne soirée et je te laisse. »
Il raccroche sans autre forme de procès, récupère son verre, oublié sur le bar, se laisse tomber dans le canapé, encore chaud de la présence féminine qui l’a déserté un instant auparavant.
 
Cette dernière altercation l’a épuisé. Les yeux mi-clos, il renverse la tête en arrière contre le dossier du sofa. Je me dilue dans la vague torpeur qui l’envahit. Je me sens moi-même vidé. Je ne me donne plus la peine de briller. Je me contente de paraître songeur, sur le visage apparemment endormi. Dorian soupire, passe une main sur son visage, comme pour en effacer la somnolence ou des pensées accablantes. Plus question pour nous de sortir. Il n’a plus l’énergie de sauver les apparences, de me porte bien haut, comme la bannière de sa supériorité et de sa superbe habituelles, comme un défi arrogant jeté à la face de la médiocrité humaine. Il n’aspire plus qu’à une chose : la paix ! Nous ne sommes plus qu’une pâle copie de nous-même. Lui aussi. Je me sens perdu : je ne suis plus à ma place, ici. Je n’ai rien faire là. Je m’affaisse un peu, mes commissures pointant vers l’ovale de son visage. Ce soir, plus que tout, Dorian aimerait parler, joindre un ami, se confier à quelqu’un, lâcher prise. Mais, qui appeler ? Il n’y a personne. Il n’a aucun ami, aucun proche, que moi et quelques dizaines de costumes hors de prix. Je m’effondre un peu plus encore, en proie à une faiblesse soudaine. Je ne suis plus qu’une grimace désabusée, au milieu d’un visage cireux et marqué. Cette solitude, Dorian, l’a souhaitée, provoquée, créée. Il s’en est méticuleusement entourée, inviolable rempart contre sa détresse. Ses lèvres tremblent. Moi aussi. Avec qui pourrait-il partager le poids de sa culpabilité ? A qui oserait-il avouer ce qu’il est et ce remord fiché en lui comme un éclat de métal ? Comment dit-on à une épouse, une mère, une sœur, une amante, qu’on est une personne abjecte ? Car il est mauvais, il le sait. Il pourrait produire chacun de ses actes comme preuve à charge au procès de son existence. Depuis toujours, il a eu pour seul objectif de parvenir à ses fins les moins respectables, par des moyens moins avouables encore. Jouer, mentir, tricher, voler, détruire… Oui, et alors ?... Pourvu qu’il satisfasse ses volontés… Pourquoi devrait-il avoir des scrupules ?... Malgré toutes les infamies dont il s’est rendu coupable, il se regarde encore en face, lorsqu’il se croise dans un miroir. Une chose, une seule, en fait, mais, la pire de toutes, le fait rougir, baisser les yeux... Se haïr. Un acte pour lequel il se dégoûtera jusqu’à la fin de sa vie.
Voilà des années, il a désiré une femme ardemment. Elle prétendait qu’il ne l’attirait pas. Elle faisait mine de se refuser à lui. Mais, il savait bien que ce non voulait dire oui. Alors, il l’avait prise. Durant toute une nuit, il avait joui de ce corps frêle mais puissant qu’il sentait se débattre sous lui, renforçant par ses efforts inutiles le plaisir que lui donnait sa beauté fraîche et la sensation de domination. Il avait goûté chaque instant passé avec elle. Il avait aimé forcer ses défenses. Peu importait qu’il eut brisé sa vie. Peu importait que, plus tard, elle ait mis fin à ses jours. Peu importait, en fait, qu’elle fût la seule qu’il ait aimée…
 
Une larme, unique, solitaire, se forme au bord de sa paupière. Elle glisse sur sa joue, ondule contre l’arrête de son nez, jusqu’au coin de sa lèvre. Sourire triste, pathétique, un peu dément, je n’ai plus de raison d’être. Je m’efface. Je passe. J’en viens à disparaître.


Télécharger l'œuvre au format papier (PDF) Télécharger l'œuvre au format papier (PDF)