Mercredi 29 octobre 2059
20h15 – Il y a quelque chose dans le frigo... de trop, en plus, je ne sais pas. Il y a quelque chose qui cloche avec ce frigo. Depuis combien de temps exactement, je ne sais pas, je n’ai pas fait attention. Oh, mais ça fait bien des mois, j’en mettrais ma main à greffer.
Je dois dire que ça me fait un peu flipper. C’est simple, me revoilà à tenir un journal intime en vocal sur mon ordinateur alors que je n’avais pas fait ça depuis le lycée, et tout ça pour quoi ? Pour rendre compte du fait que mon frigo me joue un drôle de tour. La première chose que j’ai faite a été de consulter Internet pour savoir si d’autres personnes rencontraient ce genre de problème avec leur Vector. Mais je n’ai rien trouvé. Personne d’autre que moi semble-t-il n’a de problèmes avec son frigo Vector. Bon. Admettons. Ou alors d’autres que moi ont des problèmes mais n’ont osé s’en ouvrir nulle part. En parler dans mon blog ? Mais mes contacts vont me prendre pour un dingue. Mon réseau va se réduire vitesse grand V. Prévenir le service après vente Vector ? J’y ai pensé, mais je leur dis quoi !? Mon frigo est devenu radin et me fait faire des économies ? Il a banni toutes les marques de mon assiette et ne commande plus que des sous-marques voire des premiers prix. Ils vont tout simplement me rire au nez, chez Vector. D’ailleurs, c’est peut-être une fonction intégrée que j’ai déclenchée sans faire exprès en vocal ? Peut-être que j’ai dit une fois à voix haute devant mon frigo « Elle est pas donnée cette bouteille ! » ou bien « C’est cher, ces marques ! ». Bon mais quand même, un frigo qui se met à choisir à ma place tout ce que je dois manger et boire, c’est hallucinant ! Qu’est-ce que ça veut dire ? On n’est plus maître chez soi ! Mais je suis trop bête, je n’ai qu’à lui demander de revenir à sa programmation originale ?
20h45 – J’ai essayé de persuader mon frigo de revenir à sa programmation d’origine sans succès. Le Vector me répond de sa voix monocorde de logiciel de gestion d’appareil ménager qu’il est nécessaire pour changer mes commandes alimentaires de désinstaller le logiciel d’administration Arthur. J’interroge de nouveau mon Internet et j’apprends que l’admilogiciel Arthur prend les commandes de la logistique de ménage si les services sociaux ont décrété que le résident est en voie de précarité !
Mais merde, je vis bien ! J’ai mon boulot, je ne suis pas au SMIC. Et heureusement vu qu’il n’a quasiment pas bougé depuis les présidences Latour. Je gagne plus de trois mille euros par mois et mon loyer n’est que de mille euros tout rond, ce qui n’est pas cher pour le charmant studio de banlieue que j’occupe. Bon, il y a cette foutue taxe d’habitation devenue trimestrielle qui s’élève sur l’année à mille deux cent euros en tout, mais malgré ça mon budget logement reste raisonnable. Et pour ce qui est de la bouffe, je m’en sors pas mal puisque je suis célibataire et que je ne mange pas bio. Bon, quoi, mille euros par mois… Il me reste un bon tiers de mon salaire pour faire ce que je veux. Louer occasionnellement une voiture, faire des voyages…
Pourquoi les services sociaux m’auraient déclaré précaire ? Ce ne peut être qu’une erreur.
20h55 – Confirmation des établissements Vector, c’est bien ça. Ce ne peut être que ça. Ils se dégagent de toute responsabilité quant à mon changement de régime. Je dois appeler demain le service social pour régler ce problème de restriction pour cause de « précarisation ». Je ferai ça autour du sandwich de midi. Mon quart d’heure de pause devrait amplement suffire pour expliquer ma situation.
23h30 – Cool : Maurice et Patou sont passés comme prévu à 21h00, on s’est fait une soirée foot devant le mur télé. C’est dommage que je n’ai pas l’abonnement optimum, on n’a pu regarder qu’un match de moindre importance. Et bien sûr on a eu droit aux habituelles informations impromptues du gouvernement, qui annonçaient encore la nécessité de mise en application urgente d’une nouvelle réforme concernant… on n’a pas trop compris. Et autre chose de dommage : ce foutu frigo n’a délivré en tout et pour tout qu’une seule bière de piètre qualité qu’on a dû se partager, alors que je lui en demandais trois, pour commencer, et qu’on en aurait bien bu deux chacun au moins… Plus moyen de se faire une petite soirée festive entre potes à cause de ce putain de frigo qui me coupe les vivres.
Ah, et on a parlé de Maxime ! Ce con de Maxime, à force d’écrire n’importe quoi sur son blog, il s’est fait toper par la brigade de répression du Web et il a été embarqué par les forces de police pour insoumission à l’autorité du gouvernement. Il est en taule ! Je me suis vite dépêché d’effacer mon nom de ses contacts sur le réseau, comme Maurice et Patou l’avaient déjà fait dès qu’ils ont appris la nouvelle. J’espère qu’il n’était pas trop tard, sinon je vais être fiché citoyen asocial, avoir une suspension de mon abonnement Internet et une lourde amende à payer. Bon c’est pas tout ça mais je dois me lever à 6h00 moi. Demain, je bosse, pas comme tous ces loosers de SDF et RSAistes qui peuplent les rues jour et nuit, sans jamais chercher à s’en sortir, ces sales parasites ! Quand on pense qu’ils sont des millions, quelle honte pour la nation. Quelle honte pour l’Europe, tous ces marginaux qui préfèrent sortir du système plutôt que de s’y soumettre. Fainéants ! Inadaptés ! Asociaux ! Salauds de pauvres ! Aucune responsabilité. Aucun devoir. Bon, allez, je vais me coucher.
Jeudi 30 octobre 2059
20h15 – Je sors du travail. J’ai halluciné à la pause, quand j’ai téléphoné aux services sociaux. Impossible de régler le problème en un quart d’heure et en plus mon patron m’a passé un savon parce qu’il semble penser que je grignote pas mal de minutes sur mon temps de travail. Faut pas déconner, mes dix heures de travail quotidiennes, je les fais, et sept jours par semaine ! Sauf quand je pose un week-end bien sûr, ou des vacances d’une semaine. Merde, eh oh, j’y ai droit, comme tout le monde. Enfin c’est sûr un smicard va pas aller loin pour ses vacances, à moins de faire un emprunt, eh eh ! Allez, je rappelle la permanence des services sociaux sur Internet en vocal, d’ailleurs tiens… « Ordinateur, merci de retranscrire ma conversation en vocal sur Internet !
— Oui, Bertrand.
— Ordinateur, appelle-moi maître !
— Oui, maître.
— Ah ah ah… non, plutôt monseigneur !
— …
— Appelle-moi monseigneur, con d’ordinateur !
— Oui, monseigneur.
Bon… Services sociaux en vocal.
— Bonjour, monsieur Bertrand Pons, services sociaux communaux, que peut-on pour votre service ?
— Vous savez déjà qui je suis ?!
— Enfin, monsieur, votre IP, on est en 2059 ! Réveil ! Que voulez-vous ?
— Oui, heu, j’ai mon frigo qui est passé en mode économique, le fabriquant m’a assuré que ce devait être parce que vous m’auriez classé en précaire et que l’admilogiciel Arthur aurait pris les commandes de mon frigo.
— Oui, monsieur, et… ?
— Mais enfin pourquoi ?
— Mais monsieur, vous devez mal gérer votre argent et vous n’êtes pas sans savoir que le décret gouvernemental 515 qui a été appliqué à compter du 20 juin de cette année habilite les services sociaux à gérer l’argent des personnes jugées inaptes à se budgéter ?
— Quoi ? Comment ?
— Vous êtes trop dépensier, monsieur, donc vous avez été classé précaire et votre budget va être dorénavant géré par les services sociaux.
— Mais de quelles dépenses parlez-vous ! Et vous avez accès à mon compte ?!
— Mais monsieur, tenez-vous un peu au courant, bien sûr que nous avons accès à votre compte ! Depuis l’application de la loi Michelet, toute personne ne s’assurant pas d’un minimum d’épargne en vue de sa retraite est assujettie à cette loi. De ce fait, un comptable détaché aux services sociaux est habilité à accéder à votre compte et à le budgéter à votre place.
— Non, mais… ! Je ne peux plus gérer mon argent tout seul ? C’est hallucinant ! Je suis responsable quand même ! Et quelles dépenses auraient pu entraîner ces mesures ?
— Ah ça monsieur, je ne sais pas dans le détail, voulez-vous que je vous passe le service comptable ? Votre comptable assigné a fini sa journée, mais un permanent sera à même de vous répondre.
— Oui, oui, passez-le moi !
— [bi-bip, bi-bip] Oui, monsieur, que puis-je pour vous ?
— C’est à propos de… heu… on me dit que mon budget serait géré par votre service ? Je ne suis plus libre de mes dépenses ?
— Monsieur… Bertrand Pons, dossier V-24-07-2059-101 768, oui… Oui, vos comptes et vos dépenses sont à présent gérés pas nos services. Vous avez dépensé inconsidérément !
— Mais comment ça j’ai dépensé inconsidérément ! Depuis quand je n’ai pas le droit de dépenser mon argent à mon gré ?
— Monsieur, depuis la loi Michelet, toute personne ne s’assurant pas d’un minimum d’épargne…
— Bon, ça va, vous n’allez pas tous me dire vingt fois la même chose ! Je n’ai pas suffisamment d’argent sur mon compte épargne, c’est ça ?
— Oui, monsieur.
— Mais ça fait dix ans que je mets cinq cent euros de côté tous les mois !
— Ce n’est pas suffisant, monsieur, pensez à votre retraite. Vous savez que l’état n’est plus depuis longtemps en mesure de payer les retraites.
— Mais ! Non mais ! Et sur quoi j’économise encore alors !
— Eh bien monsieur, si j’en crois vos relevés bancaires, vous voyagez beaucoup ! Un week-end par ci, un week-end par là, et vous prenez toutes vos vacances à l’étranger… Vous vivez sur un grand pied.
— Comment mais… Mais de quoi je me mêle, j’y ai droit à ces week-ends et à ces vacances ! Je me soumets volontiers à toutes les règles qu’impose notre société. Je suis respectueux des lois. Je suis un bon travailleur, je fais mes soixante-dix heures par semaine, moi, monsieur, et sans me plaindre. Je ne suis pas un smicard, moi, monsieur ! Alors pourquoi n’aurais-je pas droit à mes week-ends et à mes vacances ?
— Monsieur, calmez-vous ou je vais devoir faire un rapport aux services médicaux et vous déclarer potentiellement asocial.
— Mais je suis parfaitement calme !
— Bien. Nous sommes en 2059, monsieur. Nos temps exigent de chacun des sacrifices. Voyagez moins, préparez mieux votre retraite, et peut-être alors, dans un an, une commission, si vous en faites la demande dans les règles, vous autorisera à reprendre en main votre budget. En attendant, puisque vous avez fait des dépenses inconsidérées, vous êtes soumis par la loi Michelet à un plan de rigueur.
— Un plan de rigueur.
— Oui. Vous pourrez contacter demain votre comptable attitré pour en savoir plus. Quant à vos dépenses ménagères, vous aurez remarqué qu’elles sont déjà restreintes par la mise en place du fameux logiciel d’administration Arthur, comme ça vous ne dépenserez plus sans compter pour les choses de tous les jours.
— …
— Est-ce que tout est clair monsieur ?
— Oui…
— Très bien. Bonne soirée, monsieur.
— Bonsoir… Ordinateur…
— Oui, monseigneur ?
— Fin d’enregistrement de la conversation, et appelle-moi précaire.
— Oui, précaire.
— Vector ?
— Oui, Bertrand ?
— Appelle-moi précaire, Vector.
— Oui, précaire.
— Une bière, s’il te plaît, Vector.
— Vous avez dépassé votre quota de bières pour la semaine, précaire. Voulez-vous un verre d’eau ou du jus d’orange ?
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