Chronique de l'abandon d'un téléphone portable.
Le 9 avril 2009.
Si je prends la décision de rendre public un tel sujet, c'est que j'estime utile que la chronique soit lue, comprise, et que le journal intime n'aurait eu de force que sur moi : on n'a jamais vu un journal intime changer autrui. On se change soi, et peut-être inconsciemment on change autrui. Alors, dans ce cas, si autrui change après son propre changement, le résultat bénéfique est au rendez-vous, mais l'on ne sait pas vraiment ce que l'on veut puisque les changements ont été inconscients.
Non, moi, je veux du changement pleinement conscient. Je désire que la société fasse une overdose de conscience. Donc, je fais part de ma conscience. Et j'espère que vous n'en souffrirez pas, mais que vous la comprendrez le plus possible. Je vous demande donc de m'excuser pour le contenu autobiographique qui remplira les pages à venir. Comme le contenu est en partie autobiographique, même si ce n'est pas un journal intime - raison pour laquelle vous pouvez lire cette chronique -, vous devez vous attendre à l'expression la plus naturelle qui soit, la mienne, avec mes pensées à l'état presque brut : il y aura donc des passages crus, sans complaisance, et dont j'assumerai qu'elles m'aient traversé l'esprit plus d'une fois. Un abandon de téléphone portable, donc : est-ce digne d'intérêt pour vous ? Vous en déciderez vous-même. Nous conviendrons ensemble, si vous le voulez bien, que le fait que je vous fasse part de cette expérience contredira ceux qui penseraient que je veux vivre loin de tous, en ermite absolu : ma bouche n'est pas cousue, au contraire elle se libère.
L'abandon délibéré a lieu aujourd'hui même, le Jeudi 9 Avril 2009, à Montréal, au Québec, dans le Canada, sur cette bonne vieille terre qui nous supporte, vous comme moi. Pour être clair, signalons que l'abandon n'a pas eu lieu au dernier moment, à l'instant où je n'aurais pas pu payer la facture sans m'endetter. Non, j'ai décidé de m'en débarrasser après plusieurs mois de réflexion sur ce petit objet, fétiche pour beaucoup, encombrant pour moi. Il n'est pas encombrant du point de vue physique. Il est tout petit, il tient dans la poche - sauf dans les mini-poches des pantalons de filles - et il tient dans la main – normal puisque ça s'appelle un portable. Il est encombrant du point de vue mental. En ce jeudi 9 avril 2009, mon contrat, résilié, prend fin. Je sens déjà les bienfaits de ce divorce sans concession : je n'aurai pas de pension alimentaire à payer au téléphone. De toute façon, aucun enfant n'est né de notre union, notre relation n'étant pas féconde. « 10-M-1. Votre téléphone n'est pas en liaison avec le réseau. » C'est la voix de la dame au téléphone que j'ai déjà écoutée plusieurs fois depuis ce matin. J'ai vérifié au petit-déjeuner que ma ligne avait été coupée. Et j'ai tout de suite souri, en entendant la voix qui me disait que je ne pouvais plus téléphoner.
Il est posé là, sur la table : Samsung ! « Achetez-en, sinon, ça se vendra pas ! » dit le slogan parodique dans le film de Jan Kounen 99 francs. « Samsung, ça me saoûle » aurait été un bon slogan. Ce matin, j'ai apprécié sa fonctionnalité qui seule, ou presque, me servira encore. Car la machine est encore faite pour servir, heureusement, et non l'inverse. Cette fonctionnalité que j'utilise depuis des mois sur mes compagnons portables successifs, c'est le réveil. Depuis novembre 2005, j'étais accroché à un portable. 41 mois et demi que le portable polluait ma vie, sans oublier qu'il polluait aussi les relations de la région du Kivu en République démocratique du Congo. Car, peut-être ne le saviez-vous pas, mais 60 à 80 % du coltan mondial se trouve dans la région du Kivu. Vous savez, cette région où les gens se tuent beaucoup et où l'on dit que ce ne sont pas des peuples très civilisés. « Putain, 15 ans », comme disent les Guignols de l'Info. L'on commémore le génocide qui a tout juste quinze ans, mais la région n'a jamais regagné une très grande stablilité puisque l'on continue à s'y tuer. Le trafic de coltan ne profite pas à la grande majorité des habitants de cette région. La plus grande population tirant bénéfice de ce trafic est la population détentrice de téléphones portables. le coltan a d'autres usages, mais c'est clairement le téléphone qui en est le débouché plus démocratisé. Pourquoi est-ce que j'utilise le mot « démocratisé » pour un téléphone portable qui reste un luxe pour une grande majorité de l'humanité ? Tout comme : pourquoi est-ce que j'ai qualifié de « démocratique » la République du Congo ? Donc, si vous voulez boycotter les ressources qui font l'objet de trafics dans les zones de conflits et de génocides, vous savez ce qu'il vous reste à faire : boycotter le cellulaire ne constituait pas non plus mon combat au premier chef. C'est bizarre de dire cela, mais je ne me sentais pas lié à ces génocides très lointains, même si je me rends compte maintenant de la bêtise, l'inconscience même, d'acheter un téléphone portable, compte tenu des répercussions que peut avoir le trafic de la ressource. Remplacer un juif à son emploi, dans l'Allemagne nazie des années 30, apportait du bien-être à la nouvelle recrue, mais profitait d'un discours – et légitimait ce discours – qui voulait faire croire que les juifs étaient la cause du marasme économique et du chômage en définitive.
Fermé, gisant sur la table, le portable bombe sa coque rouge cerise. Le clapet porte sur sa partie externe un écran noir et présente un objectif d'appareil photo qui semble susurrer « I'm watching you ». En lettres capitales, la marque est inscrite au quart inférieur de l'écran. En capitales, la marque nous convainc de son standing : « Trois étoiles » est le sens de cette marque sud-coréenne. La forme est profilée et a des allures futuristes, afin que le potentiel acheteur sente bien le pouvoir du futur dans sa main. Les courbes sont plus rondes à la tête du portable, plus affûtées à la base. Quand j'ouvre le clapet, les chiffres du clavier me font tourner la tête, bien qu'ils ne dépassent pas le dixième du résultat net de l'entreprise en 2006 : 1 234 567 890 sont bien loin d'équivaloir les 12 900 000 000 dollars de bénéfices en 2006. Une touche backspace me fait rire : le progrès technologique nous propose en tout innocence un retour en arrière ! Dans les touches supérieures, une touche OK est quand même là pour nous faire acquiescer à tout le bla-bla du monde prométhéen de la technologie. Un téléphone vert à gauche, un téléphone rouge à droite. « Si tu choisis la bonne touche, tu iras au paradis ; sinon ce sera l'enfer. » Voilà à quoi ressemble la promesse illusoire de l'opérateur Koodo. Je crois ne pas avoir la même conception de l'enfer et du paradis. « Koudon ! », s'écrierait un Québécois de souche. Sur la partie interne du clapet, eh bien, encore un autre écran, de ces écrans qui n'existaient pas sur les téléphones fixes d'antan et qui polluent énormément à la fabrication, surtout quand c'est un écran couleurs. Et puis, au-dessus de l'écran, encore les lettres capitales SAMSUNG, comme pour rappeler aux amnésiques qu'ils devront racheter un produit de la même marque la prochaine fois. J'en ai marre, je lui ferme son clapet, à ce téléphone. Je vérifie quand même le dos du téléphone : ah, est gravée encore une fois la marque. Les parents mettent des étiquettes sur les vêtements que portent leurs enfants à l'école ; les grands groupes mettent des étiquettes qu'on peut retirer, mais vous vendent quand même leur produits tout en y laissant leurs traces : de vrais chiens marquant leurs territoires. « Imagine the possibilities », tel est le slogan de la marque aux « trois étoiles ». Oui, j'imagine très bien les possibilités de lobotomies avec un tel martelage, avec tous les dégâts cérébraux que cela peut occasionner.
Ce matin, j'ai apprécié tous les moments, depuis l'écoute du message « 10-M-1 » jusqu'à mon arrivée à la faculté. Au petit-déjeuner, j'étais d'ailleurs tellement à l'aise que je me suis mis à parler et rire avec mon colocataire au point que je n'étais pas en avance. Est ensuite venu le trajet de chez moi à la faculté en passant par le bus et le métro. Quand je suis arrivé dans le métro, ce lieu où la grande majorité des gens deviennent automatiquement étranges et stressés, je me suis assis et ai observé les passagers autour de moi. Je prends le métro à un des ses deux terminus, le métro ne part donc pas tout de suite. Une femme est arrivée en courant dans la rame, avec un casque de communication téléphonique qui pendait le long de sa joue droite : une oreillette et un bras articulé avec au bout un micro pour pouvoir parler dedans. Cette dame semblait stressée. Peut-être était-elle stressée d'avoir à téléphoner à son patron pour lui dire qu'elle serait en retard. C'est bizarre comme elle me semblait avoir un visage robotique, avec cet « implant » dans l'oreille et sur la joue. Un peu de technologie envahissait son visage : la singularité de ce visage de cyborg ne faisait pas de doute, mais pourrait-on y voir, comme Lévinas, l'infini ? Mais, bien qu'elle ait cette étrange prolongation du visage, elle n'a pas utilisé une seule fois le téléphone durant le trajet : Allez comprendre la raison de ce port envahissant de la technologie même quand on n'en a plus besoin...
J'ai vu, pendant tout le trajet de métro, les éternelles oreillettes blanches de ces appareils d'écoute de musique MP3 mondialement connus. J'ai même vu une machine du genre juste avant de descendre du métro. Elle était entre les mains d'une jolie fille qui effleurait de ses doigts, avec le plus de délicatesse possible, l'écran tactile qui avait été brisé. Que la technologie est belle. Peut-être les pharmaciens vendeurs de pansements ont-ils conclu des accords avec les inventeurs de l'appareil d'écoute musicale à écran tactile. Cet appareil superflu, dont je fais mention dans ce paragraphe, aurait très bien pu faire l'objet d'une chronique de ce genre, mais cela ne m'avait pas paru une grande victoire du sujet sur la machine, quand j'avais abandonné – en la vendant d'occasion - cette merveille technologique en novembre 2008, seulement moins de trois mois après son acquisition, acquisition qui avait gratuite dans la promotion Apple pour l'achat de mon ordinateur portable. Donc, je le dis maintenant : la défection technologique était entamée bien avant l'abandon du téléphone portable. Néanmoins, je dois avouer que je n'arrive pas encore à me passer du plus gros engin que je possède : non, je ne veux pas parler d'une partie de mon anatomie, mais de mon ordinateur portable, objet qui me relie au monde, à mon continent d'origine, aux nouvelles du monde entier, aux amis d'ici et d'ailleurs. Et pourtant, comme le dit Serge Latouche dans Le pari de la décroissance, il ne faut pas croire en la technologie pour être ultra propre : la fabrication d'une puce électronique pollue une quantité d'eau égale à 17 000 fois le poids du bijou industriel.
Pour paraphraser le plus gros film français ce jour selon le nombre d'entrées, l'on est heureux deux fois avec un téléphone portable : la première fois quand on l'achète, la deuxième fois quand on s'en sépare. Mais la deuxième fois, on se sent beaucoup plus heureux que la première. L'homme est ainsi fait qu'il se réjouit d'être possesseur, mais il devrait aussi se rappeler que se déposséder peut avoir du bon. La « grande âme » qu'était Gandhi le savait et prônait la non-possession. Une simplicité volontaire bien sage, et on ne peut pas dire que Gandhi fût quelqu'un d'idiot ou de malheureux.
Dans « le meilleur des mondes », Aldous Huxley voit une substance, le soma, comme l'anxiolytique permettant de rester dans le droit chemin et de supporter les petits coups de fatigue vis-à-vis du système. T'es pas « normal » ? T'es pas dans la norme ? Tu réfléchis un peu ? Ça te fout le cafard de voir que le système n'est pas du tout respectueux de l'individu et de sa psyché ? Hop, prends donc un coup de soma, ou on te le fait avaler de force. Comme je suis au Québec, près du monde anglophone, le téléphone que j'ai abandonné ne s'appelle pas un « portable », mais un « cellulaire ». Cellulaire comme la prison du prisonnier ? Ou cellulaire comme les biotechnologies qu'on vous implantera dans le corps ? L'air du temps, on en vit, et on ne réfléchit guère. « Le meilleur des mondes » conditionne aussi les enfants dès leur plus jeune âge. En revenant de l'université aujourd'hui, j'ai aperçu deux filles de jeune âge jouer aux grandes personnes : et je dois dire que jouer aux grandes personnes aujourd'hui passe plus par le mimétisme de l'utilisation des objets technologiques que par l'imitation du métier des parents ou que par le fait de jouer à Papa et Maman, ou même que par le jeu qui consifste à faire les achats et remplir le caddie. On joue aujourd'hui moins à la dînette qu'à la conversation téléphonique par portables. Eh bien, ces deux filles jouaient, dans la rue, à l'appel passé au moyen de téléphones portables. Il est très clair que les enfants sont très attirés par les activités des adultes, bien que celles-ci puissent être puériles ! Il est encore plus sûr que les bijoux technologiques éblouissent les enfants qui se précipitent vers l'hi-tech et le tripotent autant qu'ils le peuvent. Cela va du portable de papa ou maman au lecteur MP3 à écran tactile du grand frère. Qu'un écran tactile peut facilement occuper un enfant durant de longues heures. C'est triste, mais c'est ainsi : petit, j'avais le même attrait pour la brillance technologique, mais il y en avait un peu moins qu'aujourd'hui.
Pour revenir au cinéma, je verrais bien un remake de la scène ultra-connue de 2001 : L'Odyssée de l'espace, où je lancerais l'objet anti-libérateur, l'anti-outil, non pas en l'air mais par terre. Les pièces minuscules se disperseraient dans le choc. Et l'intelligence reviendrait. HAL arrêterait de nous poignarder dans le dos. Quoi qu'il en soit, mes appels en itinérance ne seront plus : il n'y aura plus d''errance. Ici, au Québec, l'itinérance est la vie sans domicile fixe : eh bien, je me définirais maintenant comme un SPF : sans portable ni fixe. Et le SPF est bien plus conscient du déficit de communication dans la société. Et pourtant, je me suis senti con quand, au moment où j'ai quitté ma table, à la bibliothèque universitaire, pour aller aux toilettes, j'ai pris avec moi le téléphone portable pour éviter qu'il ne me soit volé, alors même que ce bout de technologies de pointe n'a plus que comme fonctionnalité utile celle de réveil, ou presque. Plus aucun forfait, plus aucune dépense. Mais j'ai pris l'habitude de protéger les objets en ma possession : les autres sont tous des voleurs potentiels, pensons-nous. Que nous sommes socialement pauvres et matériellement drogués !
Enfin, je terminerai sur l'extrême plaisir qu'il y a à se défaire d'un contrat auquel on est lié et presque soumis. Les économistes libéraux classiques, John Locke en particulier, pensaient que chaque acteur est libre de se soumettre ou de se retenir de souscrire un contrat. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec eux, dans la mesure où avoir un téléphone est quasiment obligatoire dans le fonctionnement moderne de la société. Le nombre de fois où les administrations nous demandent notre numéro de téléphone est incalculable. Et je crains bien de devoir reprendre un abonnement dès que je reviendrai en France, de courber l'échine. En attendant, carpe diem : je ne suis pas sûr que les épicuriens voyaient le besoin de communiquer avec l'ailleurs, avec l'autre non présent, comme un des plaisirs les plus vitaux et inévitables. J'ai déjà gagné quelque chose : l'ataraxie. Pas de bruit inutile et moche :
« Merci France Télécom,
d'avoir pu permettre à nos hommes,
D'ajouter aux bruits de la ville et des klaxons,
La douce sonnerie du téléphone
La douce sonnerie du téléphone »,
ironisait Tryo. Quel silence. Quel dommage que je ne puisse plus télécharger cette chanson pour la mettre... en sonnerie de téléphone !
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