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Pour moi, Kiel Adams fils de Charles et Kathleen Adams, ça a commencé, je m’en rappelle, le lendemain du jour où je me suis fait percer l’oreille chez Tuan le chinago.
Rakim Williams vient me trouver, j’habite alors chez ma grand-mère. Il me dit : « Kiel, j’ai un truc à te dire. » Il parait gêné comme quand on a un reproche à faire à quelqu’un et qu’on ne veut pas le vexer mais qu’on sait qu’on doit le lui dire quand même. « Tu sais, t’es comme un frère pour moi… c’est pour ça que je te le dis. Arrête de fréquenter Latifah — c’est comme ça qu’il appelait sa sœur Jennyfer —, elle est accro à l’héro et… récemment les médecins ont dit qu’elle était séropo ! »
Il regarde par terre un long moment puis il plonge ses yeux dans les miens. Il avait les yeux vachement clairs pour un noir. J’ai juste dix-sept ans et lui dix-neuf. Sa sœur, dix-huit je crois. « Excuse Mec », il dit et il part. Je me sens tout drôle mais c’est parce que pendant qu’il me disait ça, j’ai flippé qu’elle m’ait contaminé, sa sœur.
On a beau vous répéter à longueur de journée que ça s’attrape comme ci et pas comme ça… Moi, je suis vacciné, enfin je crois.
Après les examens médicaux, j’apprends que j’ai que dal mais pour Jenny c’est déjà trop tard.
Rakim, un jour se fait descendre. C’est à la sortie de la mosquée, dans la rue. Malgré la foule, personne ne témoigne. Un negro qui se fait buter par un autre negro c’est une chose naturelle dans le quartier et on s’y habitue.
Mais grand-mère veut déménager et on part ailleurs. Et ailleurs, c’est le même movie qui se déroule dans les rues, sur le turf.
Les balles à implosion sont à la mode et les gamins s’amusent à tirer sur les gens pour voir comment ça fait une tête qui se replie sur elle-même. C’est dégueulasse, j’en gerbe des nuits entières, après, des fois.
Quand j’ai l’âge, je m’engage dans l’armée. C’est une affiche qui me décide. Une de ces vieilles affiches désuètes qui perdurent toujours. C’est : « Vous êtes jeune et Américain ? Alors engagez-vous dans l’armée nationale pour défendre les intérêts de l’Amérique à travers le monde. »
Je suis américain, jeune et j’ai envie de bouger. La mort donne du travail, et le travail c’était la seule chose qui compte pour beaucoup de gens et pour moi aussi.
Il n’y a pas tellement de différence entre les guerres à l’armée et les guerres dans la rue. C’est toujours les mêmes cadavres la bouche ouverte qui vous sourient, la même putain d’odeur des gaz homicides, le même sang qui tague le sol de sa couleur con et les mêmes cris de désespoir des pauvres connards qui en veulent à tout le monde. À nous, à moi, à l’Amérique !
Je visite l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Je conduis un char. Je conduis un char et je rentre dans ce village africain. Je conduis un char et je détruis tout. Je conduis un char et j’en ai marre de la guerre ! C’est souvent dans ces moments-là qu’on se fait surprendre par la gonzesse à tête de mort habillée en moine et qui porte une faux. Elle, elle a emporté un bout de mon cerveau. J’ai servi de cobaye pour la greffe d’un cerveau bio-synthétique. La moitié de ma tête est une calculatrice, c’est flippant mais je bande encore !
Comme j’ai conduit un char et comme j’ai bien obéi et accompli les missions qu’on m’a données avec sérieux, avec dévouement, avec patriotisme, on accepte de me promouvoir.
J’apprends la navigation spatiale. Je deviens sous-lieutenant. Je conduis des cargos sur la Lune ou sur Deimos pour des entreprises privées. Et on m’a promu Lieutenant.
Mais tout a commencé le lendemain du jour où je me suis fait percer l’oreille chez Tuan.
Bien qu’après, je me sois engagé dans cette expédition pour m’éloigner de mes souvenirs. Pour oublier.
Avant aussi, je bois. Aujourd’hui aussi, je bois. Du whisky. Ça m’aide à oublier. A oublier ce jour. Quand tout à commencer pour moi.
Ça a commencé quand Rakim Williams est venu me trouver pour me parler de sa sœur, la fille avec qui je sortais, avec qui je baisais. La fille qui avait cette saloperie de maladie qui lui courait dans le sang et qui est morte depuis le temps. La fille a qui je donnais des doses pour la faire jouir. La fille que j’ai tuée. La première. Après, il y en a eu d’autre. Mais elle, c’est la première, c’est pour ça que tout a commencé là. C’est pour ça que je suis devenu soldat. Parce que d’une certaine manière, j’aime voir mourir les autres. Les autres mais pas moi. Non pas moi !
J’ai pensé qu’ici ce serait différent. Tout est différent quand on est ailleurs. Out of the world.
Excuse-moi Rakim. Je l’aimais ta sœur et toi aussi, je t’aimais. Mon frère. Tous les deux. Pardonnez-moi.
« Pardonnez-moi ! » dit la voix dans la lumière blanche.
Jennyfer ?