John Adamson

 

Ils crièrent de plus en plus fort : « Crucifie-le ! »

Marc, XV, 13.

 

 

 

 

 

LA première caméra avait commencé à me pister au moment où la vieille s’était mise à gueuler. Cette vieille peau refusait de lâcher son sac à croire qu’il recelait un trésor. Je l’ai renversée à terre et j’ai commencé à lancer des coups de pied un peu au hasard.

Il était aux alentours de 21 heures, l’heure où la plupart des gens sont rivés à leur poste de télé.

Quand j’ai vu arriver la caméra, rasant les immeubles et fondant sur moi, j’ai ressenti une grande fierté. Je savais que j’allais enfin connaître mon heure de gloire. J’ai tranquillement continué à faire mon travail. La vieille poussait plus que des gémissements qu’on pouvait à peine entendre. Très vite, deux autres caméras sont arrivées propulsées par leur mécanisme dont j’avais étudié le principe lorsque j’étais à l’école de police. Ainsi entouré, je me sentais investi d’une sorte de grandeur qu’il me fallait à tout prix confirmer par des actes d’une violence telle qu’ils allaient faire de moi l’ennemi public à la une des médias.

J’achevais donc la vieille en lui cognant la tête sur le bitume jusqu’à ce qu’une mare de sang inonde le sol de liquide écarlate. J’étais très excité. J’en oubliais même le prétexte d’origine qui m’avait poussé à attaquer cette dame : le manque de Blue Dead. Mais à présent, l’adrénaline que j’avais dans le sang faisait office de succédané et ça semblait convenir parfaitement à mon organisme. Une voiture s’est arrêtée, un homme en est sorti et m’a demandé : « Monsieur l’agent ! Vous avez pu voir l’espèce de salaud qui a fait ça à cette pauvre vieille. » Je me suis retourné et lui ai dit : « Oui, citoyen ! Il est pas loin. En fait, l’espèce de salaud est votre serviteur. » J’ai tranquillement sorti ma matraque et je me suis avancé vers l’homme. Il a eu à peine le temps de comprendre ce qui lui arrivait que je lui assenai un coup sur la tête qui l’envoya choir au sol. Il avait pas coupé le contact de sa voiture. Je me suis installé au volant et j’ai démarré en trombe laissant les caméras sur place.

Je suis arrivé dans une zone pavillonnaire. J’ai abandonné la voiture le long d’une rue sombre ; j’ai décidé de continuer à pied. J’avais aucunement l’intention de fuir, je savais que de toute façon, on finirait par me retrouver. J’avais pas d’idées précises sur ce que j’allais faire. J’agissais selon l’inspiration du moment. Je suis passé devant une maison, j’ai regardé à l’intérieur, je me suis aperçu qu’une gamine se tenait devant un écran d’ordinateur ; je me suis introduit dans la maison par la fenêtre de la cuisine ; j’avais aucune idée de la tournure qu’allaient prendre les événements. J’avais soif, un verre de whisky m’aurait donné du cœur pour reprendre la route.

Je suis entré dans le salon. La fille a pivoté sur sa chaise en ouvrant grand ses yeux noirs comme si elle avait vu un spectre. À côté, dans un parc pour enfant, un petit d’environ deux ans agitait ses jouets. J’ai remarqué que la fille s’était connectée au réseau et que ma face s’affichait quelque part à gauche de l’écran, au milieu d’un fatras de fenêtres publicitaires.

La fille, une petite brune d’une quinzaine d’années, me regardait fixement sans bouger comme une souris sous l’emprise hypnotique d’un serpent.

« T’inquiète pas petite, je lui ai dit. Je te ferais pas de mal. Tu vois, je suis un policier. Servir et protéger, c’est ce qu’on t’a appris à l’école ! »

Mais la fille s’est tournée vers l’écran et a vu ma tête avec le titre sous la photo : John Adamson, dangereux criminel.

Elle s’est mise à hurler. J’ai foncé sur elle pour la faire taire. Mais j’avais beau la retenir, elle se débattait en poussant des cris hystériques. Toute cette agitation a eu pour effet d’attirer les caméras du secteur. Elles ont pas pénétré à l’intérieur de la maison. Elles se sont contentées de filmer la scène au travers de la baie vitrée du salon.

L’occasion était trop bonne. Vous en conviendrez chers concitoyens, je pouvais pas rater cette superbe occasion de me donner en spectacle. D’autant plus que la fille avait fini par m’exciter en gigotant comme ça. Ses petits seins s’agitaient sous son T-shirt blanc et j’admets que ça produisait son effet. Je lui ai enlevé ses fringues brutalement tout en lui balançant des « FERME-LÀ » et quelques taloches pour la calmer. Une fois à poil, elle réagissait plus, le regard hagard, prostrée debout tout contre le bureau où trônait l’ordinateur. J’ai défait mon pantalon et je l’ai prise tout debout. Et tout en forçant le passage, je lui mordais les lèvres et je l’enserrais très fort avec mes bras comme un étau. Tellement fort que quand ça était fini, elle s’est étalée au sol comme un mannequin inanimé. J’avais dû l’étouffer avec mes bras autour de sa poitrine et je m’en étais même pas rendu compte. J’avais bien joui, c’était l’essentiel.

Ça excuse en rien ma conduite mais simplement j’ai constaté que la fille était pas vierge, j’irais même dire sans exagérer, qu’elle était plutôt large pour son âge. Je devais avoir une fille quelque part dans une autre ville qui avait à peu près le même âge ; deux ans plus tôt, agissant sous l’autorité de la municipalité, je me serais pas gêné pour buter un salaud comme moi. On m’aurait même donné une médaille pour ça. Malgré mon cerveau ravagé par la drogue, il restait une partie en moi, le côté bon flic, qui désapprouvait mes actions. J’étais né bon, qu’est-ce qui avait pu faire de moi le monstre que j’étais devenu ?

Le petit gosse avait suivi la scène sans rien dire. Maintenant, il me regardait pendant que je reboutonnais mon froc et bizarrement, il me souriait. Je me suis approché du parc, je l’ai soulevé à hauteur de ma tête. J’ai touché son visage avec le bout de mon nez comme le bon papa que j’avais été jadis tout en faisant des clins d’œil aux caméras à la fenêtre. J’ai défait l’écusson de mon uniforme et l’ai agrafé à son vêtement. « Maintenant, la loi, c’est toi ! » j’ai dit. Je l’ai remis dans son parc, je voyais pas de raison de m’en prendre au gosse — j’ai toujours aimé les gosses. Je me dirigeais vers la porte de sortie lorsque j’ai remarqué l’image sur l’écran d’ordinateur. C’était moi, mon visage prenait cette fois tout l’écran : John Adamson en direct. J’ai sorti mon revolver et j’ai tiré sur l’écran. Celui-ci a implosé en absorbant tous les papiers qui traînaient sur le bureau. Le feu s’est déclenché mais je me souciais plus de rien. Pas même du môme dans son parc — il s’était mis à hurler effrayé par le bruit du coup de feu —, ni de la fille évanouie ou morte qui gisait par terre, de plus j’avais plus vraiment soif.

Je me suis retrouvé à nouveau dans la rue. L’air nocturne avait quelque chose de rassurant. Personne alentour, pas de flics, pas de pompiers. Mes concitoyens suivaient mes aventures en direct et personne était là pour m’empêcher de commettre mes exactions. Je provoquais une catharsis chez mes concitoyens. Je concentrais en moi tout le mal de la société. Et une fois accumulé, j’allais le purger. J’étais en quelque sorte une espèce de sauveur. Cette pensée m’a fait un peu sourire. Peu de temps du reste car les symptômes du manque ont repris de plus belle. Je me suis jeté à genoux, plié en deux, me tenant le ventre comme pour une chiasse du tonnerre. Je me suis mis à gueuler sous le regard des trois caméras qui m’entouraient. La douleur passée je me suis relevé péniblement. Le feu dans la maison s’était propagé et commençait à éclairer la rue. J’ai repris mon chemin dans la nuit.

Je me dirigeais vers le centre ville. Maintenant, je croisais des gens. Ils me regardaient avec méfiance se parlant tout bas. Plus j’avançais vers la grande place du centre ville, plus les gens s’accumulaient. J’entendais au loin la clameur de la foule. Après un moment, je me suis retrouvé entre deux rangées de visages, comme une star lors de la remise des oscars. Je riais, je levais les bras, joignant mes mains au-dessus de la tête. Les coups se sont mis à pleuvoir sans que je m’y attende. D’abord, légers. Un coup de pied par-ci par-là, un coup de poing dans le dos, des croche-pieds, des mains sur le visage…

Je me suis décidé à jouer ma dernière carte. J’allais tout de même pas, vous en conviendrez chers concitoyens, me livrer à la justice populaire sans simuler devant les caméras un minimum de résistance. J’ai sorti mon arme de son étui et je me suis mis à viser la foule : « TAS D’ENFOIRÉS ! VOUS COMPRENEZ RIEN ! … JE VOUS MÉPRISE TOUS AUTANT QUE VOUS ÊTES ! » Les gens, paniqués par les premières détonations se sont dispersés autour de moi… Je me suis remis en marche jusqu’au milieu de la place, tirant toujours au hasard. Là, il y avait un immense écran où se déroulait le film de ma vie. En haut, un petit gosse avait réussi à monter et il se tenait à califourchon au-dessus ; il tenait une corde avec un nœud coulant.

Quand j’eus épuisé mes munitions, la foule fondit sur moi. On m’arracha mon arme, ma matraque, bientôt mon uniforme fut mis en pièce. J’étais à leur merci.

Certaines personnes s’étaient équipées de barres de fer et de battes de base-ball. Ils me portaient des coups sur tout le corps. J’ai entendu un craquement, j’ai été surpris de constater que ça provenait de mon dos. Un coup porté plus fort que les autres a eu raison de ma colonne vertébrale. Je ressentais presque plus rien. Je me laissais faire. Ils me crachaient dessus, j’entendais leurs insultes : SALAUD ! FAIRE ÇA À UNE PAUVRE VIEILLE ! ET LA MÔME, QUINZE ANS À PEINE ! IL VA PAYER POUR TOUT CE QU'IL A FAIT, CE SALAUD !

Comment en étais-je arrivé là ? Qu’est-ce qui avait bien pu faire du bon policier que j’avais été, soucieux de respecter et de faire respecter la loi, le criminel que j’étais à présent ? En un an, j’avais vu basculer ma vie. La désagrégation du foyer familial y avait été pour beaucoup dans ma chute. Ensuite il y avait eu la drogue : une pâle consolation pour ce qui avait été toute ma raison de vivre. Ça avait commencé comme une sinistre plaisanterie mais le système m’avait engrené, les contrariétés ont continué à s’accumuler, je dévalais tout schuss la piste noire de la déchéance et je trouvais aucun obstacle devant ; sans que je m’en rende compte vraiment, je perdais toutes notions de valeurs morales. Cette nuit, j’avais atteint le point de non-retour.

Ma vision était altérée par le sang qui dégoulinait sur mes yeux mais je pouvais quand même apercevoir l’écran géant, sur la place, dieu impartial, il rendait toute la scène avec neutralité. J’avais l’air pitoyable pourtant il me semblait que j’étais spectateur et non acteur, que l’homme qu’on lynchait sur la place publique était un autre, un monstre qui méritait bien son sort. D’ailleurs moi-même, en d’autres circonstances, je me serais joint à mes concitoyens si un individu avait commis pareils outrages à la société. Que Dieu me pardonne !

Ils m’ont fixé des menottes à chaques poignets et m’ont traîné sur une centaine de mètre jusqu’à l’écran géant. Sous l’écran, il y avait deux échelles côte à côte espacées de moins de deux mètres qui servaient aux techniciens de maintenance. Deux hommes pleins de haine se sont acharnés à hisser mes quatre-vingt-quinze kilos de viande par ces échelles. Ils m’ont suspendu à un mètre cinquante du sol par les poignets, les bras écartés ; je trouvais qu’ils se donnaient vraiment trop de mal à jouer cette parodie de mise en scène. J’ai reçu une canette de soda encore pleine en travers du visage avec une telle violence que deux dents de devant ont volé en éclat. D’autres coups sont venus s’abattre sur mes jambes, mes couilles ont été réduites en bouillie et avec tout ça je perdais pas connaissance, j’avais toujours conscience de ce qui m’entourait.

Finalement, l’ange perché au-dessus de l’écran a fait descendre la corde de cette potence improvisée. On m’a placé le nœud coulant autour du cou. Le criminel que j’étais fut soulevé par la tête sur quelques centimètres mais on continuait à me soutenir par les jambes si bien que je pouvais encore respirer.

J’imaginais mon image sur l’écran au-dessus de moi. Un écran qui lui-même contenait l’image plus petite de lui-même et de moi et qui lui-même contenait l’image plus petite de lui même et de moi… et ce jusqu’à l’infini. Cet écran aurait pu contenir l’humanité entière ; il montrait que mon visage couvert de sang, christ des temps modernes et ce titre de fait divers : Mort de John Adamson en direct. J’étais saisi de pitié à cette idée. Je souhaitais plus qu’une chose c’était que ça aille vite. Ils ont tiré sur la corde et ils ont lâché mes jambes en même temps. Je me suis mis à suffoquer, à me débattre, j’agitais mes jambes restées libres tel un pantin désarticulé ; la foule pendant ce temps s’exaltait en me voyant souffrir ainsi, elle applaudissait à chacune de mes convulsions, elle chantait et hurlait de plus belle ses insultes. Bientôt tout n’a plus été que silence. J’ai eu l’impression que quelqu’un me parlait au creux de l’oreille. Le nœud me soulevait la tête et je pouvais lever les yeux au ciel. J’ai vu le môme toujours juché à son perchoir au-dessus de l’écran, il me regardait en souriant, les cheveux blonds illuminés par les projecteurs des hélicoptères qui tournoyaient au-dessus de nous. Je me rappelle qu’à ce moment, j’ai pensé que moi, John Adamson, j’avais endossé le fardeau de toute la société et que peut-être de ce fait on m’avait absous de mes fautes. Je sais que cette pensée m’avait apaisé au point de ressentir une joie inexprimable quand la nuit noire plus noire que la nuit est venue m’engloutir tout entier.