Tirez sur le rappeur
Rappeur en vogue.
LA mort tragique de Cheb Jamal El Kamar MC Limp de son surnom remua les coeurs et les consciences dans le monde du Hip-Hop. Son dee-jay DJ dAttack disait de lui quil était le meilleur des rappeurs de son temps. Et cest pour cette raison que dans le moove, on le surnommait le Khalife du rap français.
Lhistoire de ce jeune fils de ZUP est relativement classique. Son père était issu de limmigration maghrébine, cétait un travailleur algérien, peintre en bâtiment. Sa mère quitta le Mali à dix-huit ans pour sembarquer dans la cale dun bateau de clandestins pour la France où elle vécut sept ans dans lillégalité avant daccéder à la nationalité française.
Cheb Jamal a ainsi commencé à vivre sa vie dans une cité dHLM de la banlieue nord de Paris, dans les squares au milieu de vieilles seringues et de capotes usées, où les B. boys sadonnaient aux exercices de combat de boxe thaï avec batte de base-ball et cutter Facom.
A lécole, il passait son temps à réinventer la langue afin de créer un nouveau langage, une nouvelle forme dexpression. Ainsi, très jeune il commença à écrire. Sur ses cahiers de collégien on pouvait lire de nombreux poèmes inspirés de sa vie quotidienne :
Nuits blanches
Multitudes grises des cités de H
Où les fuckin feukeux
Serrent les neujeux
Qui kiffent le hasch,
Les nuits blanches.
Jétais noir mais jétais blanc
Car dans mes poches, rien de blanc.
Les bleus mont ramassé,
Les bleus mont laissé
Du rouge sur mon tee-shirt.
Mon alibi était trop short.
Je rêve de billets verts, de Do,
Mi, do, ré. Dans la rue fait dodo,
Dos au gris du bitume dans le ghetto,
Le dépôt des tepos guédros
Accros aux nuits blanches.
Le racisme des blancs envers les noirs et celui des noirs envers les blancs, les répressions policières dans les cités et limpossibilité des jeunes issues des classes sociales défavorisées de sintégrer à la société et au monde du travail, sont autant de thèmes traités qui reviennent comme un leitmotiv dans bons nombres de chansons et poèmes de lartiste.
Critères
Les golos du boulot
Mont fait un stop
Pour le stepo du food-shop :
Pas de negro du ghetto !
Leurs préjugés nazes
Qui puent le gaz,
Leurs thèses niaises
Sur les blacks du 93,
Leurs critiques, leurs critères,
Nique sa mère !
De sa jeunesse tourmentée, le chanteur en retirera un souvenir plutôt amer. Lors dune rixe de quartier, il fut blessé à la jambe droite par une balle. Cest de là quil acquit son surnom de Limp parce quil boitait lorsquil marchait sur scène.
Sa relative grande culture du Rap français, anglais et surtout américain lui inspirait des titres dune grande qualité textuelle, ainsi nous pouvons citer : « Masters of R. A. P. » qui rend un bref hommage aux rappeurs classiques de lamerican old school et traite de lidentité encore mal assurée du rap européen. En voici le contenu :
Masters of R. A. P.
Le temps des Masters du baratin
Nest pas si lointain
La tchatche dans le micro
Cétait le rap des negros,
Du rap hardcore
À trois accords.
Le Hip-Hop nest pas over top
Cest lover dose de dope,
Le ghetto est accro
Les zulus sortent les crocs.
Chuk D. dit " Fight the power ! "
Et les babtous ont peurs
Quon mixe leur sang
Eux qui remixent notre son.
Et voilà la grande Europe
Au son du Hip-Hop
Qui copie lAmérique
Pour se faire du fric.
On naime pas la police
On sadonne au vice
Alors les pros provoquent
Là où dautres baissent leur froc,
Et tapent du rap sucette
Pour appâter les minettes.
Les N.W.A., dans les W.C.,
Sur le beat, se faisaient sucer
Et à cause de leur C. O. P.
Jam, le posse est censuré.
En France, on arabise
Et on bise (Zobi !) le show-biz.
Ces rappeurs expliquent :
Avant de kène, mets un plastique !
Plastique les aérogares
À laérosol et gare
Aux keufs dans le trom
Du Forum qui dégomment ;
Tache de tacher ton shirt-tee
Si tu tchatches pour les taches des técis.
Le rap des scarlas
A fait escale à Nampa
Pour contrer les ganstas
De New-York, de L. A., Yeah !
Et le bang des guns,
Fait kiffer les jeunes
Qui ont la jeura, la haine
Contre le système.
Les Masters du R. A. P.
Se sont fait taper
Leur zik par les DJs
Et les MCs des MJs.
Ils rappent en saifran
Du rap à dix francs.
Cheb Jamal les met à mal
Par ce jam, normal
Les Masters du peura
Sont les posses de Ripa :
Les Kriminels MCs, DJ dAttack, Puissance Krèle, Rachid Tick et tous ceux des cités qui ont les capacités et quon na pas cité. Salam !
Si le succès a frappé à sa porte, il le doit particulièrement aux mouvances pseudo-politiques qui agitèrent les banlieues et révélèrent une quantité de nouveaux leaders clamant des discours simples et directs. Or, les chants révolutionnaires de Cheb Jamal El Kamar se prêtaient particulièrement à ce style de discours. Il employait un langage de jeune avec des mots simples, compréhensibles par nimporte quel jeune zonard de banlieue. Ainsi les quelques slogans : « A toi de voir ! Si tu veux le pouvoir ! » ou bien « Arrêter de nous prendre pour des tebés. Aujourdhui, cest nous qui allons vous niquer ! » et les classiques « Lavenir sans vous ! » ou « Demain sera pour nous ! », apportèrent du grain aux moulins de ces nouveaux porte-paroles de la révolte.
Quand le discours des leaders commença à sombrer dans le racisme primaire, notre jeune rappeur sut tirer partie de ce nouveau revirement idéologique. Ainsi, il sortit le fameux titre : « Larabe noir » qui connut un succès sans précédent dans le monde de la musique pop. Dans cette chanson, il prônait lunité africaine, accusant lEurope de monter le sud contre le nord, rappelant que les arabes avaient été esclavagistes. Les paroles à légard des blancs sont violentes, lextrait suivant dénote jusquà quel degré Cheb Jamal avait la haine des blancs à cette période de sa vie :
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Quand le rappeur attaque,
On le traite de paranoïaque.
Mais qui furent colonisés ?
Qui furent sodomisés
Par les bambous
Des pédés de babtous ?
À coup de fouets
Ces refoulés nous foulaient.
Je dénonce lhégémonie
Des colonialistes blancs
Sur tous les continents
Et sur mon peuple à lagonie.
[
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Il y aurait beaucoup à dire sur la façon de vivre de ce jeune artiste. Ainsi, les témoignages de sa petite amie de lépoque, Déborah Whinkler, en disent long sur les moeurs du rappeur et de son évolution :
Nous : « Comment avez-vous rencontré Cheb Jamal El Kamar ? »
Déborah Whinkler : « Je lai rencontré au cours dune soirée organisée en lhonneur de la sortie de son deuxième album. Le producteur de Jamal était Buck Nills, une vraie tapette, ce mec, dailleurs cest pour cette raison quil la lâché pour former sa propre maison de disque indépendante. Je vous explique. À cette époque, je fréquentais les milieux homos et cest de cette manière que jai connu Buck Nills. Buck était plutôt du genre bi, alors il mest arrivé de sortir une ou deux fois avec lui. Seulement, il en pinçait un peu plus pour les garçons et bien sûr pour Jamal. Mais lui, Jamal, faisait mine de sapercevoir de rien jusquau jour où Buck est devenu un peu trop entreprenant et ce jour-là, il a dérouillé »
Nous : « Comment ont été ensuite vos relations avec Jamal. »
D. W. : « En fait, il faut considérer trois phases dans ma vie avec Jamal. Pendant la première phase, il était un gars assez cool mais super coincé aussi. Vous voyez, un mec qui ne touche pas à lalcool, qui touche pas au shit et même pas à la clope, pour une femme comme moi, cétait une chose inconcevable. Il fallait admettre quà vingt et un ans, Jamal navait pas eu tellement dexpérience. Et niveau sexe, je vous dis pas, il me fallait parfois une heure pour le convaincre de me prendre, mais une fois lancé, cétait une véritable bombe sexuelle ! La deuxième phase découle de notre vie commune, à force de le traîner dans les pubs, les drogues partys et les galeries dart contemporain,
Nous : « Les galeries dart contemporain ? »
D. W. : « Oui, enfin bref ! À force de le traîner à droite à gauche, il a fini par se décoincer un peu, enfin se pervertir comme il ne manquera pas de le dire et de le répéter par la suite. Ses moeurs sexuelles ont suivi ce mouvement, il commençait à me faire de nouveaux trucs, enfin je passerai sur les détails et il ramenait dautres filles à la maison, surtout des blanches, des blondes. »
Nous : « Cela a dû vous ennuyer, je suppose. »
D. W. : « Bien sûr que non, je suis une femme évoluée et sexuellement émancipée. Dailleurs jen profitais pour en faire autant, je ramenais des mecs à mon tour. Cétait la bonne époque en ce temps-là ! (Elle rit) »
Nous : « Vous regrettez cette époque ? »
D. W. : « Oh, oui ! Cétait pour moi lâge dor de ma vie avec Jamal. »
Nous : « Vous avez parlé de trois phases dans vos relations avec le chanteur »
D. W. : « Jy viens. La troisième phase est venue avec sa conversion à lIslam. »
Nous : « Comment en est-il venu à cette conversion ? »
D. W. : « Tout à commencé avec sa rencontre avec Nordine Samsh ED-Dine, le prêcheur de la mosquée du 18e. Je pense quil la influencé même dans sa création artistique.
Nous : « Est-ce à cette époque quil a sorti ces deux titres successifs " La voix dans le désert " et " En son Nom " ? »
D. W. : « Oui ! Cest à cette époque aussi quil a commencé à lire comme jamais je ne lavais vu lire. Des livres comme Le Coran, La Rissala, les Hadiths et des livres politiques comme Malcom X, Franz Fanon et dautres. Mais ça je men tapais royalement. Non, ce qui me gênait le plus, cétait quil avait perdu son style cool : il avait supprimé lalcool, la clope, la dope, les femmes et même la viande " impure " ! Mais il restait avec moi et il me contentait, cétait lessentiel. »
Nous : « Quest-ce qui a provoqué votre rupture ? »
D. W. : « Il a commencé à essayer de minfluencer. Pour lui faire plaisir, javais arrêté de ramener des gars à la maison, javais balancé toutes les bouteilles de Whisky et le reste et jévitais de fumer de lherbe en sa présence. Lui, il ramenait à la maison toute une bande dallumés barbus en djellaba. Je les écoutais parler parfois mais quand ils ne voulaient pas que je comprenne, ils se mettaient à parler en arabe. Je les soupçonnais de comploter contre le gouvernement Enfin, vous comprenez ce que je veux dire, le genre de truc quon entend sur les islamistes comme quoi ils veulent instaurer un ordre mondial islamique (Longue pause.)
Ensuite, il a commencé à se montrer menaçant avec moi. Parfois, il me faisait peur. Vous savez quand on regarde dans leurs yeux on voit la flamme des fanatiques. Et cette flamme brûlait dans les yeux de Jamal. »
Nous : « Et vous lavez quitté ! »
D. W. : « Je lai supporté huit mois comme ça et un soir, jai fait ma valise et je suis partie. Je dois vous dire que de tous les hommes que jai connus, cétait le seul qui valait vraiment quelque chose. Cétait pas un salaud, il avait des valeurs. Mais moi, une jeune américaine un peu volage et survoltée, je suis pas trop chaude pour ce genre de trucs »
Le Dimanche 19 Février, deux jours avant la date anniversaire de la mort de Malcom X, Cheb Jamal El Kamar fût accidentellement tuer par la chute dun projecteur alors quil donnait un concert gratuit au grand stade de France à Saint-Denis dans la banlieue nord de Paris. A cette date naquît le mythe du chanteur
Certains parlèrent et dirent que la main de Dieu sétait abattue sur le jeune poète pour punir son orgueil ; dautre avancèrent la thèse du sabotage.
Ses relations avec le milieu Islamique, en particulier de la fameuse organisation El Yamin, ont-elles mené le jeune rappeur vers cette fin inéluctable ? Ce qui est incontestable cest que ses chansons ressemblaient de moins en moins à des chants mais plutôt à des discours politiques saccadés et samplés. Sétait-il attiré la haine comme jadis Malcom X des membres de son mouvement qui le jalousaient ? Ou son supposé assassinat avait-il été programmé par les services secrets ? Nul ne peut le dire car lenquête napporta aucune précision pouvant valider lhypothèse du meurtre commandité.
Quels quaient pu être ses opinions ou ses choix politiques, tout le monde saccorde à dire que Jamal était un grand artiste de la jeunesse. Scandant des chants sur une musique qui naquit vers la fin des années 1970 et qui jusquà ce jour ne sest pas démodé car elle vient du malaise de vie que les jeunes à chaque époque ressentent. Elle est la forme dexpression qui fait transparaître le plus les idées parfois naïves, mais toujours sincères des jeunes exclus. Si les grands hommes déniaient écouter quelques uns des chants de MC Limp, ils auraient peut-être un aperçu de ce que lavenir leur réserve. Nous citerons les premiers vers de ce poète de génie comme des paroles prophétiques :
Balles nocturnes
Où quon aille, un son de mitraille :
Le bal des racailles.
Sur la voie, les turvois grésillent,
Les balles fusillent des vies, bousillent.
La cité est en feu :
Cest les jeux des neujeux.
Cest lennui, cest la nuit
Les nuisibles ne dorment avant minuit
Dans les quartiers de crèves
Où la vie est brève, les violences sans trêve.