Du Souverain Plaisir de Prendre les Gens pour des Cons

 

 

CASIMIR Perrier est bête. Bête comme ses pieds. Bête comme chou. Bête comme tout. Bête à pleurer. A s’en tuer de bêtise. Casimir Perrier n’est pas beau. Oh ! Il n’est certainement pas laid. Pas sens strict du terme, en tout cas. Pas d’une laideur monstrueuse ou repoussante, qui fait baisser les yeux ou frémir de pitié les passants, dans la rue. Casimir Perrier est juste extraordinairement commun. Précisément, d’une affligeante banalité. Il ne ressemble à rien. Littéralement. Et l’habitude qu’il a de négliger sa personne n’arrange pas les choses.
Ces cheveux, courts et filasses, d’un châtain ordinaire, supporteraient volontiers l’application de quelque produit capillaire disciplinant, qui donnerait à Casimir un aspect plus soigné. Mais il les laisse, le plus souvent, pendouiller lamentablement, en une masse informe et pathétique, autour de son visage. Oh ! Et tiens, parlons-en de son visage, justement ! Le menton en galoche, une bosse sur le nez, et cette peau grêlée d’étranges cicatrices ! Même ses dents, d’une jolie teinte jaunâtre, sont plantées de travers. Quant à son allure, quel spectacle ! Il se trimbale le dos voûté, les bras ballants, vêtu d’une défroque ringarde et éculée. Son accoutrement hésite invariablement entre le sac à patates et le parachute ascensionnel, avec une légère tendance à l’habit d’Arlequin. Il semble à vrai dire ne pas s’en apercevoir ou penser qu’il est de bon goût. Occasionnellement, cependant, il daigne s’affubler plus ou moins décemment. Alors, avec toute la nonchalance qui le caractérise, il se lance dans une débauche de fripes mal coupées et voyantes, qu’il ose appeler « costumes », comme un défi éhonté à l’élégance. Il attire ainsi immanquablement sur lui une attention sarcastique, dont il tire un profond ravissement. Non pas qu’il se trouve superbe ou qu’il soit vaniteux. Bien au contraire. Il s’imagine avec naïveté qu’on lui sourit par sympathie. Casimir Perrier est un innocent candide, qu’aurait pu produire l’accouplement accidentel du nain Simplet et d’un escargot de Bourgogne. Il trouve le monde et le genre humain naturellement bons et affables, ne voyant jamais ni le mal, ni la bêtise, ni la méchanceté, en particulier s’ils lui sont destinés. De tous il est la risée, mais, il ne voit, dans les moqueries dont il est l’objet, que taquineries amicales. Casimir Perrier est « bien gentil », comme on dit…
Quotidiennement, sur le soir, entre chien et loup, notre imbécile se rend dans le même bar, boire une bière bien chaude. Il y rencontre régulièrement les mêmes personnages, qu’il considère comme ses amis intimes et avec qui il est fort lié. Il est vrai qu’ici, on lui fait bonne figure et il est toujours chaleureusement accueilli. D’aucun plaisante avec lui, lui dit un mot aimable, ou, le complimente sur son magnifique complet – veston, d’un si seyant jaune canari. La conversation se noue et on le trouve tantôt drôle, cultivé et spirituel, tantôt joli garçon. Tout un chacun est tout sourire. Dans cette ambiance conviviale et bon enfant, Casimir, flatté, choyé, courtisé, s’épanouit comme un légume sous une serre surchauffée. Son âme angélique ne peut que s’y complaire et s’y développer. Quel meilleur exemple de ce qu’il croit si dur comme fer ? A voir chez autrui tant de tendresse et d’aménité, comment douter encore de la bonté des gens ? Confortablement installé dans son bien-être et sa sécurité, il n’hésite jamais à offrir un verre, à multiplier les tournées, à rendre moult services.
« C’est bien normal, pense-t-il. Ils sont si adorables ! »
Car, en plus d’être stupide, Casimir Perrier, qui accumule décidément toutes les tares, est aussi généreux. Aussi, on n’hésite jamais à lui proposer une sortie, une soirée, un dîner en ville ou un verre à la terrasse d’un café. En effet, l’idiot détient dans sa manche un atout : sobre ou soûl, il sort constamment son chéquier et dépense des sous. Il aime tant faire plaisir à ses congénères ! Quel bonheur pour lui d’inviter, d’entretenir si nombreuse et précieuse compagnie ! Toujours et partout, l’addition, c’est pour lui ! Et si d’aventure, on la lui refusait, il la réclamerait encore à corps et à grands cris. Et il paye, et il casque, croyant, immense crédule, renforcer ainsi de sincères amitiés ! On l’a d’ailleurs surnommé, il faut bien l’avouer, « le banquier ridicule ». Il est heureux ainsi, profitant d’une vie qui lui semble merveilleuse, riche de tant d’affection et tellement bien remplie. Il ne se rend nullement compte que cette foule charmante et bien polie, pour être devant lui caressante, n’est, quand il tourne le dos que lazzis. On ne se prive pas, il est vrai, en son absence, de multiplier les quolibets. Une fois qu’il a suffisamment craché au bassinet, Casimir Perrier redevient un benêt.
Dès qu’il s’en va, les commentaires vont bon train. On se gausse avec entrain, qui de sa cravate rouge et verte à pois, qui de son sourire béat, ou de ses gestes patauds et empruntés. Les sarcasmes volent bas, et, l’on entend de ces remarques, dont le mépris ne se cache pas :
« Casimir, pour qu’il trouve une femme, il faudrait que Quasimodo ait une sœur jumelle…
- Ou Frankenstein !
- Il faudrait lui présenter la Baronne de la Tronche-En-Biais »
Ou bien encore :
« Vous avez vu Casimir, hier ? Il était du dernier chic !
- Oui ! Son costume, quelle élégance ! Orange à carreaux verts, dans un cirque, il ferait un malheur !
- En plus, avec sa tête, pas besoin de se maquiller pour faire le clown. Il est déguisé naturellement.
- Tu parles : avec lui, c’est plutôt le musée des horreurs ! »
Et l’on s’interpelle, et l’on s’apostrophe, et l’on esclaffe.
Casimir, lui, ne voit rien, ne sent rien. Il aime ces gens de toute la candeur de son cœur d’enfant. Naïvement. Existe-t-il plus grande joie, ici-bas, que de combler des personnes que l’on considère comme de sa propre famille. Il ne désire rien tant que de les chérir, les gâter, leur offrir tout ce qu’ils peuvent souhaiter. Il leur donnerait bien davantage encore, sa vie même, s’il le fallait. Casimir Perrier ne sait pas aimer. Il aime sans compter ni son temps, ni son affection, ni son argent. Il aime indifféremment un ami, une amante, un passant. Il aime le monde entier pareillement, avec force, avec passion, profondément. Comme nous l’avons dit précédemment, Casimir Perrier aime l’humanité, simplement. Et eux… Ces gens… Les habitués de son bar de quartier… Si affables, si prévenants… Ils lui sont tellement plus qu’une préférence, dont au plus que présent, il partage l’importance, d’un chemin qui s’engage, de gages en insouciances, au point qu’il espère, après un vent d’orage, leur présence si chère, d’amis, de presque frères, comme dans les nuages on attend la lumière, qui de près en moins loin construisait son destin. Eux, ses amis !
Quelle erreur ! Quelle ânerie ! Quelle ironie ! Quel leurre !
Quand il ne joue pas les généreux mécènes de ces beuveries obscènes et préméditées, Casimir se plaît, dès la nuit tombée, à rentrer chez lui. Il loue depuis peu une chambre de bonne mansardée et basse de plafond. L’hiver on y grelotte. L’été on y étouffe. Et en toutes saisons, il s’y casse le cou, au milieu d’un bric à brac extraordinaire d’objets aussi inutiles que variés. S’il cherche un tire-bouchon, il trouve un coupe-papier. Qu’il ait besoin d’une brosse à reluire, il déniche alors un peigne édenté, un vase en cristal de Bohème ébréché, une paire de gants troués. Ce joyeux fouillis ne lui appartient pas. Il lui a été laissé avec le logement et Casimir n’a jamais rien rangé, de peur de jeter quelques précieux souvenirs, par son propriétaire ici entreposé. Casimir, bien respectueux d’autrui, ne voudrait pas causer la moindre peine à quiconque, en se débarrassant de vieux outils, des vêtements usés. Il préfère de loin vivre dans un taudis. D’autant qu’il n’y restera que peu de temps. Ailleurs, d’autres choses l’attendent, et puis… Lorsqu’il s’ennuie, il choisit un de ces objets au hasard, imagine à quoi, à qui, il a pu servir, lui invente une histoire. Ensuite, il s’installe derrière l’écran d’un vieil ordinateur capricieux, datant de bien avant l’invention du processeur, et noircit de mots et de vies les pages blanches virtuelles. Buvant des litres de thé, une cigarette allumée en permanence dans son cendrier, ou à moitié consumée dans ses doigts jaunis, il se joue d’une phrase bien tournée, d’une rime délicate, d’un jeu de mots soigné. Casimir Perrier écrit. Il raconte sa vie dans un journal intime, rédige des lettres à des correspondants rêvés, se prête au jeu de l’imaginaire à travers poèmes et romans.
Cette nuit, il apporte la touche finale à sa dernière composition, un recueil de nouvelles. Le visage tendu vers la tache lumineuse de l’écran, les yeux étrécis par la concentration derrière ses lunettes de myope, tirant légèrement la langue, il fait défiler ses écrits, corrigeant attentivement fautes d’orthographe et de frappe, changeant un verbe ici, une expression disgracieuse là. Il travaille consciencieusement, afin que chaque mot exprime le plus précisément possible l’exactitude de ses idées.
« Les mots sont si vains, soupire-t-il en exhalant une bouffée de fumée blanche. Ils ne traduisent toujours qu’à moitié ce que l’on voudrait dire. Comme si on ne pouvait à la fois ressentir et penser. »
Casimir est coutumier de ces remarques sibyllines, dont on ne sait jamais trop ce qu’elles signifient, et qui contribuent à le faire passer pour un simple d’esprit. Il n’en a que faire : ce soir, il est seul et lui s’est compris. Un peu las, il se lève de sa chaise bancale, s’étire, se masse les reins, se frotte les yeux. Une autre tasse de thé, encore une aspirine vitaminée, une cigarette. Il se remet à l’ouvrage.
Lorsqu’il travaille ainsi, Casimir ne voit pas le temps passer. Il a beau bailler à s’en décrocher la mâchoire, rien à faire pour l’arrêter. Le jour se lève sur cette matinée de juin, quand il tape enfin ses dernières lignes. Ses paupières lourdes et rougies s’abaisseraient volontiers quelques instants mais il se refuse le moindre répit. Une toilette de chat ne parvient pas à le réveiller. Il enfile un pantalon de velours usé, dépourvu de forme et de couleur, un chandail déformé par-dessus un tee-shirt publicitaire douteux, et, sans même passer la main dans ses cheveux en broussaille, il descend pesamment les huit étages qui mènent à son « grenier ». A l’extérieur, l’éclat du soleil l’éblouit. Son précieux manuscrit sous le bras, il se dirige vers la papeterie la plus proche, pour y faire photocopier la pile de feuillets dactylographiés.
« En un seul exemplaire, s’il vous plaît. » Précise-t-il poliment.
Il le glisse dans une grande enveloppe de papier kraft, où il a soigneusement orthographié, d’une écriture désuète et ampoulée, l’adresse d’un éditeur parisien.
Suivant par la pensée le chemin qui la mènera jusqu’au bureau de ce dernier, notre idiot se rend au bureau de poste, pour lancer dans un univers étranger et hostile son dernier-né, comme l’enfant devenu adulte quitte un jour le nid familial. Une longue file d’attente le sépare du guichet, mais, avec sa simplicité habituelle, il salue chaleureusement chacun d’un large sourire ou d’un petit signe de tête, traitant ces inconnus comme de vieux copains. Par devers soi, on le prend pour un débile, mais, il entame joyeusement la conversation avec une vieille dame solitaire, ravie de l’aubaine. La pauvre n’a, depuis longtemps, plus personne avec qui bavarder et se lance aussitôt dans une tirade interrompue sur ses petits enfants qui ne viennent plus la voir, les ennuis gastriques de son chats, ses prothèses dentaires. Casimir est enchanté et émerveillé, pour le reste de la journée, d’avoir rencontré une si charmante personne, avec qui échangé ses idées. Puis, une fois son tour venu, il reprend le chemin de son bar habituel et le cours ordinaire de sa vie.

L’été et le début de l’automne passèrent sans que rien ne vienne les troubler. On remarqua à peine, au café, les absences de plus en plus fréquentes de Casimir Perrier. On déplora seulement qu’il fût moins, beaucoup moins souvent là, lorsque les additions étaient salées. Un soir de novembre cependant, Monsieur Perrier arriva aux alentours de 18 h 00, pour prendre l’apéritif. Toute l’assemblée se retourna vers lui d’un même mouvement. Brusquement, les discussions et les rires se turent. Le silence se fit. La stupeur se peignit sur tous les visages. Il portait un élégant costume croisé gris clair, parfaitement coupé et visiblement de grande marque, autant que de grand prix. Ses cheveux, dont pas une mèche ne dépassait, étaient soigneusement rejetés en arrière. Il se dégageait de toute sa personne un charisme étrange et inaccoutumé. Mais, pire encore, Casimir Perrier paraissait presque… Beau ! Il affichait un demi-sourire, plus ironique que chaleureux. Lui qui s’installait toujours au bar, parmi ses chers amis, prit place, seul, à une table. Il ne salua personne, commanda une bouteille de champagne, grimaça en le goûtant. Il était chaud. Il le fit sèchement échanger par la serveuse. Se faisant, il sentait les regards glissants sur sa nuque, ses épaules et son dos. Ces limaces inquisitrices lui semblaient laisser sur sa veste cette trainée de bave grasse que provoque l’envie. Il fit mine de ne pas y prêter attention. Il aurait aussi bien pu être entouré de parfaits inconnus.
Le silence devint plus lourd encore lorsqu’un homme, tout aussi élégant que Casimir, pénétra à son tour dans le bistrot, et vint s’asseoir face à lui. Ils échangèrent une solide poignée de main, entamèrent une longue conversation murmurée. On tendait bien évidemment l’oreille, dans l’espoir d’en saisir quelques bribes. En vain. Les murmures et les questions se multipliaient. Qui était cet inconnu ? Qu’arrivait-il à « leur » Casimir ? Qu’avait-il fait de son habit de clown et de son ait bêta ? Pourquoi cette attitude soudain désinvolte, pour ne pas dire méprisante ?... Bien sûr, Monsieur Perrier, tout en discutant avec son vis-à-vis, n’en perdait pas une miette. Il en tirait un plaisir pâle, mais, cynique et dédaigneux. Enfin, l’homme lui remit une mallette de cuir fin, se leva et partit. Le petit groupe se consulta du regard. Que fallait-il faire ? Quel comportement adopter ? Une jeune femme plus hardie que les autres, quoi qu’un peu vulgaire, interpela l’ancien imbécile :
« Eh ben, Casimir, qu’est-ce qui se passe ? On snobe ses amis, maintenant ? Offre-nous un verre au lieu de faire ta mauvaise tête ! »
D’autorité, elle s’assit à sa table. Il la toisa avec dégoût, comme elle et les autres l’avait regardé, lui, dans un passé pas si lointain.
« Certainement pas, Mademoiselle. Et je vous prierai de quitter cette table ! », Dit-il froidement, suffisamment fort pour être entendu de tous.
Interloquée, elle demeura bouche bée, sans savoir quoi répondre. Nul, dans l’assistance, ne vint à son secours. L’attitude, les manières recherchées de Monsieur Perrier les choquaient tout autant que ce nouveau vouvoiement. Les chuchotements passèrent d’interrogateurs à hostiles, lorsque Casimir tira de la poche de sa veste un cigare qu’il alluma nonchalamment, tout en buvant sa coupe de champagne avec une lenteur étudiée et une indifférence écœurée.
L’endroit était petit et mal ventilé. L’odeur du havane s’y répandit aussi vite que les effluves d’une haine sourde. Pendant des semaines, des mois, on l’avait jugé, critiqué, méprisé pour son apparence, mais la vérité était tout autre et bien plus mesquine. Ce qui les dérangeait tant, chez Casimir l’idiot, n’était ni sa prétendue laideur, ni sa fausse stupidité, ni son extrême innocence. En réalité, c’était sa générosité, ou, ce qu’il faisait passer pour tel. Ce qu’il dépensait pour eux en une soirée représentait pour la plupart plusieurs journées d’un travail plus ou moins pénible, plus ou moins détesté. Aucun n’aurait été capable de poser sur la table la moitié des sommes que Casimir gardait en permanence dans sa poche. Il donnait sans rechigner ni sourciller, sans rabaisser ou mettre mal à l’aise qui que se soit, avec discrétion, élégance et simplicité. Personne ne savait qui il était, ce qu’il faisait, d’où il venait. Il ne parlait pas de lui, n’expliquait rien. Alors, certes, on avait profité de ses largesses, mais, on en avait avant tout conçu une jalousie profonde et une envie sans borne. Sa grandeur d’âme leur faisait à tous ressentir, quoiqu’il ne l’eût jamais fait remarquer, combien ils étaient vils, petits, minables. Ils n’en avaient pas pleinement conscience, bien sûr. Mais, chaque fibre de leur être le percevait, le devinait instinctivement. Englués dans leurs existences étroites et leurs pensées étriquées, ils avaient optés pour le seul moyen de défense que leurs cerveaux limités leur avaient permis d’imaginer : la moquerie. Ils avaient utilisés les atouts que Casimir ne possédaient pas : la bassesse et la veulerie. Cette formidable assemblée avait fière allure, pas lui. Ils s’en étaient servis à ses dépends. Car, Casimir détenait, lui, ce n’avaient pas et ce qu’il leur était interdit à jamais de posséder : la noblesse d’un cœur pur. Et pour cela, lui pouvait marcher la tête haute ! Lui ne perdait pas la face ! Mais eux…
Et ce soir… Ce soir ! En venant parader ici, il leur ôtait même cette illusion fantasque d’une supériorité dérisoire. Comme ils lui en voulaient ! S’ils l’avaient pu, ils l’auraient frappé ! Sentant cette animosité croissante, Monsieur Perrier pensa que le temps était venu de mettre un terme à cette sinistre farce. Dans le rôle de l’idiot comme dans son quotidien, il ne désirait ni se mettre en valeur, ni s’octroyer un semblant de puissance. Il survolait l’existence, préférant le plus souvent passer au-dessus de la mesquinerie générale qui caractérise l’être humain. Elles le faisaient d’ailleurs, la plupart du temps, sourire avec détachement. Seule importait pour lui la certitude d’agir avec justesse, honnêteté et droiture, de pouvoir se regarder dans une glace, sans rougir de ses actes mais sans aménité non plus. Casimir était simplement profondément humain. Casimir Perrier, loin d’être stupide, était, comme un type bien.
Pourtant, cette fois-ci, la plaisanterie était allée trop loin. Il devait, avant de partir, remettre les choses – et les gens – à leur place. Il se leva avec une prestance qu’on ne lui connaissait pas, s’approcha du comptoir et ouvrit l’attaché-case que lui avait confié l’inconnu. Avec un sourire large et engageant, il déclara :
« Mes amis, j’ai un petit cadeau pour vous ! »
A ces mots, l’atmosphère se détendit un peu, sous-tendue par une attente curieuse et avide. Il tira de la valise un petit livre d’une teinte ivoire, d’environ deux cent pages, entouré d’un bandeau rouge. Il le remit à son voisin le plus proche, en fit circuler d’autres exemplaires au reste de l’assemblée. Chacun s’en saisit avec circonspection, l’examinant d’un air dubitatif, tournant et retournant l’ouvrage du bout des doigts, comme s’il allait mordre, déchiffrant les caractères imprimés sur la première de couverture.

« DU SOUVERAIN PLAISIR DE PRENDRE LES GENS POUR DES CONS »

En plus petit, au-dessous :

« Et autres petits contes sarcastiques »

Et, encore plus bas, le nom de l’auteur : Casimir Perrier !
Sur les visages, l’incrédulité remplaçait peu à peu la haine. Une incrédulité croissante, à la lecture du bandeau proclamant :
« Lauréat du Goncourt 2004 »
Pour peu cultivés qu’ils fussent, ils avaient tous entendus parler de cette fameuse récompense au moins une fois dans leur vie, et, avaient une idée, même très vague, de ce dont il s’agissait. Quant au simple fait d’écrire un bouquin, c’était pour eux le summum de l’élitisme intellectuel qu’ils abhorraient. Un sommet qu’étaient seules capables d’atteindre quelques hautes personnalités minoritaires et médiatiques, qu’ils ne parvenaient même pas à jalouser ou haïr tant elles les dépassaient et paraissaient lointaines. Alors, un Casimir Perrier !... Leurs regards glissaient à présent du livre à l’homme et inversement, les associant lentement, péniblement, douloureusement l’un à l’autre, sans parvenir pourtant à saisir la globalité et la gageure de la situation.
Une voix s’éleva enfin pour demander :
« C’est toi qui a écrit ça ? »
Monsieur Perrier acquiesça. Une foule de sentiments variés, s’étalant de l’incompréhension à l’admiration, parcourut l’assistance. Casimir reprit la parole, sur le ton du conférencier :
« Je tenais à tous vous remercier. Vous avez été un merveilleux sujet d’étude, qui m’a beaucoup aidé dans l’écriture de mon dernier livre. Pendant des mois, pour vous, j’ai joué ce rôle d’imbécile, miteux et calamiteux, mal fagoté. Je vous ai accueilli dans cette vie et dans ce cœur, dans mon taudis, loué pour compléter la farce. Puis, je vous ai observé, analysé décrit, comme des rats de laboratoire, lors d’une expérience scientifique. Qui d’entre nous est idiot, hein ? Alors, si certains d’entre vous prennent la peine de le lire, ils s’y reconnaîtront peut-être. Mon recueil de nouvelles traite de la bêtise humaine, de sa pauvreté intellectuelle, de ce genre de broutilles, et, vous y avez chacun votre place. Vous pouvez être fier : je n’ai oublié aucun d’entre vous. Mais, surtout, ne l’ouvrez pas : vous n’y comprendriez rien.»

Sans attendre de réponse, il partit, les abandonnant à leur silence perplexe et hébété, cachant jusqu’à ce qu’il fut hors de vue, le tremblement de ses mains. Incarner ce personnage avait été pour lui un excellent travail documentaire. Etayer son oeuvre par une expérience vécue lui avait permis de rendre plus vivantes et plus réalistes ses histoires, mais aussi, de plonger plus avant dans l’obscurité des âmes, et, il n’avait pas imaginé qu’elle serait si profonde. Or, pendant un moment, il avait été cet autre Casimir Perrier, naïf et tendre, qui, après tout, faisait parti de lui. Et, maintenant qu’il en avait fini avec ça, il se sentait vide, légèrement coupable. Car, comme eux, il s’était érigé en donneur de leçon. Certes, ils avaient tous joués les uns avec les autres et chacun en avait tiré parti. Simplement, leurs terrains de jeux s’étendaient sur des échelles différentes. Eux, le paraître, les strass, les paillettes et les écrans de fumées. Lui, la vie intérieure, le bien et le cœur. Pour cela, il s’était cru supérieur à eux. Mais, de quel droit s’était-il arrogé cet insigne honneur ? Tous ne faisaient qu’essayer de se battre avec les armes que la vie leur avait données au départ. Elles n’étaient pas les mêmes pour chacun, voilà tout. Aucune n’était préférable. Aucune n’était meilleure. Et surtout, il n’appartenait pas ni à Casimir Perrier ni à quiconque d’en juger. Car, après tout, il n’était ni mieux ni pire que les autres. Car, après tout, il n’était qu’un être humain parmi les autres. Le reste n’avait aucune d’importance.