Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas vrai ! Je dois faire un cauchemar ! Mais, comment ai-je pu être aussi stupide ! Répondre à une petite annonce matrimoniale, parue à la rubrique « rencontre » d’un journal gratuit ! Donner rendez-vous à un homme que je n’ai même jamais aperçu un dixième de seconde ! C’est d’un ridicule ! Je me demande bien ce qui a pu me passer par la tête pour commettre une telle sottise. Et me voilà, maintenant assise à la terrasse de ce café, à attendre un parfait inconnu, sous le soleil de mai. Je meurs de chaud dans mon tailleur gris, mes talons aiguilles me blessent les pieds, et, j’ai la désagréable sensation que mon maquillage dégouline le long de mes joues. Parce que, bien sûr, j’ai eu la brillante idée de vouloir paraître à mon avantage, et, de me pomponner, pour cet évènement exceptionnel ! Si je le pouvais, je me giflerai ! Ce qui ne m’empêche pas de jeter un rapide coup d’œil dans le miroir de mon poudrier. Tout va bien. Vais-je lui plaire ? Et lui, à quoi ressemblera-t-il ? Viendra-t-il, tout simplement ? Je l’avoue, la situation, quoique grotesque, n’en demeure pas moins excitante, et, je me prends à rêver un instant avoir rendez-vous, ce soir, avec mon destin…
La silhouette effilée d’un jeune homme brun, aux cheveux mi-longs, attire mon regard. Serait-ce lui ? Non. Il passe son chemin.
« Célia ?
- Euh, oui… Laurent, je présume ? »
Il acquiesce en même temps que s’envolent les traces floues d’un espoir brièvement caressé, une seconde auparavant. Brutal retour au présent. Je manque de m’étouffer en découvrant celui qui m’interpelle : un petit personnage rondouillard et court sur pattes, d’une cinquantaine d’années, au visage rougeaud, transpirant l’alcool dans son blouson de cuir râpé. Le journal mentionnait un célibataire de 35 ans, bel homme raffiné… Je retiens à grand peine un éclat de rire. Je m’attendais, certes, à ce que l’auteur de la petite annonce ait enjolivé la réalité. Mais, là, franchement, il a tenté de camoufler un hippopotame avec une brindille. Tout de même, certains n’ont peur de rien ! Enfin, j’aurais dû m’en douter, et, puisque je suis là, autant me montrer bonne joueuse.
Laurent s’assied face à moi, commande un kir. Ce n’est certainement pas le premier de la journée. Nous échangeons les banalités d’usage en pareilles circonstances :
« Tu fais quoi dans la vie ? me demande-t-il.
- je suis prof, prof de français. Et toi ?
- Chauffeur routier. Je fais des allers et retours entre la Hollande et l’Espagne. J’emmène des tulipes et je rentre avec des tomates. Tu vois le genre. Alors, forcément, toujours sur les routes, c’est pas facile pour rencontrer quelqu’un. »
Oui, je vois, effectivement… Quant à ses loisirs, il aime regarder les matches de boxe sur les chaînes télévisées câblées, joue au football le dimanche matin, écoute les Rolling Stone. Moi qui adore lire, aller au théâtre, et me damnerai pour entendre un morceau de Jazz dans une vieille cave de Saint Germain des Prés, je crois bien avoir rencontré l’homme idéal. Dieu merci, il semble lui aussi se rendre compte que nous n’avons rien de commun. Il met rapidement fin à un entretien qui, pour moi, a viré au supplice au moment précis où il a commencé à jeter des œillades gourmandes et désappointées sur mes jambes. Je savais bien que cette jupe était trop courte !
Laurent se perd au loin, dans la foule, à la recherche d’une épouse plus à la hauteur de ses folles espérances. Je reste seule à la table, un peu écœurée. Je devrai être soulagée d’avoir échappé à cette funeste destinée, mais, quelque chose en moi vacille, me laissant une sensation étrange, mélancolique, comme une légère nausée. Le même sentiment, sans doute, qui m’a conduite à répondre à cette petite annonce, à accepter ce rendez-vous. Le besoin d’une attention, d’un mot, d’un geste tendre. L’envie que quelqu’un me prenne dans ses bras. L’image de cet appartement vide, où je devrai rentrer, bien que personne ne m’y attende, excepté, peut-être, mon poisson rouge. La peur, l’angoisse, face à cette éternité de solitude. Ah non ! Tout mais pas ça, surtout pas ! Ne pas me mettre à réfléchir ! Ne pas me dire que ma vie ne ressemble à rien ! Ne pas penser au sens, ou plutôt au non sens, de mon existence ! Sinon, je vais sombrer. Or, je ne peux pas me le permettre. Et puis, se lamenter, comme ça, sur son sort, c’est pathétique ! Allez, ma grande, tu lèves ton postérieur de là et tu te bouges ! Euh, oui, d’accord, très bien. Mais, pour faire quoi ? Pour aller où ? Tu en as d’autres de bonnes idées comme celle-là ?
Tiens, je sais. Et si je passais voir Alex ? Il doit être là, à cette heure-ci, et, il a l’habitude de ramasser mes états d‘âme à la petite cuillère. Je ne le dérangerai sans doute pas. Erreur ! Un bref coup de téléphone m’apprend que mon meilleur ami est en goguette et ne rentrera pas avant un moment.
« Tu n’as qu’à venir vers 21 h 00, précise-t-il. On pourra boire un verre. »
Parfait. J’ai tout juste le temps de m’arrêter pour acheter une bouteille de vin, et, de monter à la maison prendre une douche, décaper la couche de peinture qui me plâtre le visage, et, enfiler un jogging. Inutile de faire des frais de toilette. Pour passer la moitié de la nuit à refaire le monde sur son canapé, mieux me mettre à l’aise. J’arbore donc mon look préféré, naturel et décontracté, style « matin au réveil », lorsqu’il m’ouvre la porte.
Euh… Attendez une minute ! On fait une pause et on rembobine la dernière minute et demi. Ce n’est PAS Alex, justement, qui m’ouvre la porte. Me serai-je trompée d’appartement ? Impossible ! J’y suis venue si souvent que j’en retrouverais le chemin, même si je devenais sur le champ sourde, muette et aveugle. Mais alors, qui est ce garçon beau comme un dieu ? En une fraction de seconde, une foule de pensées affluent sous mon crâne dans le plus grand désordre. Les mots, les idées, les sensations se bousculent dans ma tête, fourmillent sur ma peau, mais, me privent totalement de la parole. Je ne parviens à prononcer qu’une bouillie de sons inarticulés, me prends les pieds dans le lacet d’une de mes baskets, qui a bien évidemment décidé de se détacher entre le rez de chaussée et ici, pour le seul et sadique plaisir de m’humilier, deviens d’une très jolie teinte rouge brique depuis la racine des cheveux jusqu’au cou. Je suis affreuse dans ma tenue de sportive du dimanche. Je me comporte comme une collégienne hystérique. Pour la première impression favorable, c’est raté. Et malgré cela, je ne pense qu’à une chose : quelque part au creux de mon ventre, s’imprime à chaque instant davantage l’inébranlable certitude que je connais cet homme. Depuis toujours. Avant cela même. J’ignore son nom, la date de son anniversaire, sa profession, ce qu’il fait dans le studio de mon ami, qui il est, et, même, jusqu’à une minute auparavant, sa simple existence sur cette terre. Mais, je sais. Je sais qu’il aime marcher dans le sable, nus pieds, se blottir dans un vieux fauteuil de cuir, avec un bon livre, devant un feu de cheminée, le parfum des roses, le bruit des vagues, les ballades sous la pluie, les instants d’infini… Je sais ses fous-rires et ses plus belles victoires. Je sais ses blessures et la profonde tristesse qu’il porte en lui. Je sais combien il est facile de le blesser et comment l’émouvoir. Je ressens avec une acuité aigüe cette sensibilité à fleur de peau, quasi enfantine, cette pureté qui émane de lui comme une lumière douce. Elles font de lui un être différent, comme un ange accidentellement tombé sur cette planète.
« Eh Célia ! Tu te décides à entrer ou je t’apporte à boire sur le palier ? »
Alex me rappelle brutalement à la réalité. Je constate, à ma grande honte, que je suis restée plantée devant la porte, à regarder fixement l’inconnu.
Sans prêter attention à mon trouble, ou peut-être pour mieux le dissimuler, Alex fait les présentations.
« C’est vrai, tu ne connais pas Romain. C’est un vieux copain de passage à Paris.
- Salut ! Ravie de te rencontrer… »
C’est un euphémisme, et, au clin d’œil que me lance mon ami, je devine qu’il l’a compris.
Nous parlons de tout, de rien. Romain nous raconte ses folles soirées londoniennes. Alex et moi rivalisons avec les anecdotes les plus croustillantes de nos virées nocturnes dans les bars, les discothèques. Nous plaisantons, échangeons quelques boutades sur nos derniers amants respectifs. Nous nous moquons sans aménité de leur petits défauts insignifiants et tellement exaspérants. Nous éclatons de rire lorsque Romain imite le défaut de prononciation de sa dernière conquête.
« Et ce type avec qui tu sortais en janvier, Célia, tu te rappelles…
- Oh oui, celui qui gardait ses chaussettes, même sous la douche ou pour faire l’amour… Un grand moment, ce garçon ! Vraiment sexy ! Cela dit, il n’était pas pire que ta midinette avec son appareil dentaire… »
Nous pouffons de nouveau.
« Alex, tu veux bien mettre un peu de musique », demandai-je.
Il glisse un CD de Madonna dans la chaîne Hi-fi. Nous dansons tous les trois, au beau milieu de son salon. Il nous semble que la nuit ne finira jamais, et, je voudrai effectivement qu’elle ne s’achève pas. L’univers semble nous appartenir, comme si nous étions seuls au monde, sur une petite planète, perdue aux confins de la galaxie, comme si rien d’autre n’existait et n’existerait plus que ce moment unique, suspendu dans le temps. Peut-être avons-nous un peu trop bu. Aretha Franklin remplace la Madonne. J’allume quelques bougies. Peu à peu, une étrange intimité se tisse dans la pièce, un lien complice, ténu, qui se brisera avec les premières lueurs de l’aube, mais qui, pour l’heure, nous unit et nous incite aux confidences. Nous partageons nos rêves, nos déboires, nos souffrances, et, ce désir profond, que nous nous insufflons mutuellement, de vouloir toujours y croire, malgré les défaites. Curieusement, j’étais venue ici pour pleurer sur l’épaule de mon meilleur ami, et, bien que l’ambiance s’y prête, je ne parle pas de mon chagrin du début de soirée. Non pas par fausse pudeur vis-à-vis de Romain, qui somme toute, me demeure un inconnu. Simplement, Il n’en reste plus rien. Quelque chose, cette nuit, a changé.
Il fait complètement jour à présent. La fatigue me brûle les paupières.
« Les garçons, il est tard. Ou tôt, d’ailleurs, comme vous voulez. Je vous abandonne, je vais me coucher.
- Je te raccompagne », propose Romain.
J’embrasse Alex, l’invite à dîner le lendemain soir. En me serrant dans ses bras, il me murmure à l’oreille :
« Profites-en, Choupette. »
Dans la Rue, la lumière m’éblouit. Nous longeons le jardin du Luxembourg. Je ne connais rien de plus beau que ce parc, par un petit matin d’août. Le Panthéon se dresse au-dessus des arbres, dilué dans une brume irisée de soleil, telle une poudre d’or, dispersée par quelque enchanteur espiègle. Romain glisse sa main dans la mienne. Nos doigts s’entrelacent. Je serre très légèrement les siens, sans un mot, tout en continuant de marcher. Je ne veux à aucun prix briser la féérie de cet instant. Nous atteignons la Place de la Sorbonne.
Lorsque je rouvre les yeux, j’ignore s’il s’est écoulé une seconde ou une éternité. Un étrange voile noir est tombé sur mes pensées, excluant tout ce qui n’est pas… ce baiser. J’ai cru perdre conscience, ou, plus exactement, la conscience de ce qui nous entoure. S’en est suivie une chute vertigineuse dans un abîme de tendresse, où je me suis voluptueusement laissée couler, en proie à une intense ivresse des sens. Son parfum. Sa chaleur. Le frémissement de son souffle. Ses lèvres au goût de fruits rouges. J’éprouve d’infinies difficultés à m’en détacher pour noyer mon regard dans ses yeux d’océan. Il se penche pour m’embrasser de nouveau mais…
« Non, Romain, s’il te plaît, non…
- Mais pourquoi ?
- Tu vas rentrer à Londres, dans quelques heures ou quelques jours et… Je ne veux pas qu’il reste entre nous quelque chose à regretter. »
J’effleure sa joue du bout du doigt, écarte un mèche qui pend sur son front, m’enfuis, courant presque sur le Boulevard Saint Michel. Je ne me retourne pas. Je ne veux pas voir sa silhouette, diffuse dans le soleil. Il me semble que je vais exploser : trop d’émotions puissantes se bousculent, s’entrechoquent en moi. En le quittant ainsi, j’ai eu l’impression que l’on m’arrachait le cœur. La tristesse et un immense sentiment d’injustice m’envahissent : ce garçon, je l’attends, je le désire depuis toujours. Hier soir, une pirouette de la vie l’a mis sur mon chemin de manière totalement impromptue, pour me faire miroiter une certaine image du bonheur que, cette fois, encore, je n’atteindrai pas. Le destin me nargue d’un de ces pieds de nez fanfaron dont il a le secret. Cela me révolte. Pourtant, me restent en mémoire chaque moment de cette nuit chez Alex. Ce bien-être. Cet abandon de soi, en toute sécurité, en toute confiance. Cette sérénité de l’âme. Oublier les abcès qui nous rongent et finir en paix avec soi. Ces sensations heureuses et apaisantes s’inscrivent en surimpression sur mon chagrin et ma frustration. Ce tumulte me déchire tout entière, m’emporte et menace de me laisser épuisée, à bout de souffle, comme sortie d’un lave-linge après essorage.. Et soudain, je comprends. Je réalise que c’est cela que je veux vivre : ces moments de passion pure, qui vous font pousser des ailes pour aller décrocher la lune, les étoiles et le reste de la voie lactée avec, tant qu’on y est, ou, vous brisent, comme roués de coups, fragiles et blessés à mort par la pointe d’un cure-dent… Mais, je ne suis pas l’innocente victime d’un destin cruel, tracé pour moi par quelque main mystérieuse et sanguinaire. Je suis seule maîtresse de mon existence. Si je le souhaite, il n’appartient qu’à moi de connaître de pareils instants, de pareilles nuits, et, bien d’autres encore… Il n’appartient qu’à moi de me complaire dans ma solitude ou de voir en d’autres ce qui m’attirait vers Romain. Il n’appartient qu’à moi d’être, ou non, heureuse. Hier soir, au fond, je n’avais pas rendez-vous avec Laurent, auteur de petites annonces mensongères. Je n’avais pas non plus rendez-vous avec Alex, épaule compatissante contre laquelle sécher mes larmes. Je n’avais même pas rendez-vous avec un passant du hasard, en provenance de Londres. J’avais simplement rendez-vous avec moi-même et avec ma vie.