« Tu es certain que c’est bien ce que tu veux, Eric ?
- Oui, ma chérie. Je t’aime et je désire plus que tout avoir une enfant avec toi. Je souhaite que toi, moi et notre bébé formions la famille la plus heureuse au monde.
- Alors, c’est ce que je veux aussi, mon amour. En revanche, je me demande comment nos parents respectifs vont prendre la nouvelle ?
- Quoi ? Qu’un homme et une femme qui s’aiment, mariés depuis 5 ans, veuillent fonder une famille ? Que pourraient-ils bien y trouver à redire ?
- Rien. Mais, tu sais comme moi qu’ils ne verront pas d’un bon œil, que leur futur petit-enfant soit un Enfant Génétiquement Parfait.
- Nous sommes en 2033, bon sang ! 80% des bébés de sa génération seront des produits fabriqués par la société E.G.P. Notre fils ne sera jamais malade. Il sera brillant dans ses étides. Il sera beau. Il excellera dans tous les sports qui lui plairont. Comme tous les copains de son âge. Il fera partie d’une société d’élite, dans une nation d’élite. Nous n’allons tout de même pas le priver d’une telle chance pour satisfaire nos familles.
- Je sais. Mais, tu verras comment réagiras ta mère. Enfin… On leur en parlera demain, au déjeuner. »
Elle se retourna dans le lit conjugal et murmura :
« Lumière »
La lampe de chevet s’éteignit.
Le lendemain, lorsque ses parents et beaux-parents apparurent sur l’écran du vidéophone actionnant l’ouverture du portail, Eva était resplendissante. Sa robe, totalement élastique, moulait étroitement les courbes de son corps mince et captait chaque rayon de lumière, donnant l’impression que de l’eau ruisselait sur elle en cascade. Avec ses longues boucles blondes flottant sur ses épaules, elle ressemblait à une sirène. Un regard dans le miroir ne parvint cependant pas à dissiper l’angoisse qui lui nouait l’estomac. Comment sa famille réagirait-elle à l’annonce de la nouvelle ? Ses parents, comme ceux d’Eric, avaient toujours été formellement opposés aux applications de la thérapie génique et de la modification génétique. Ils restaient réfractaires à tout progrès scientifique de manière générale, d’ailleurs. Ainsi, sa mère continuait à utiliser les produits d’entretien du début du millénaire, alors qu’elle-même employait un cube ionique. Déposé sur le plan de travail en acier de la cuisine, il diffusait dans toute la maison des ions négatifs qui grignotaient la moindre saleté, la plus infime poussière et aseptisait chaque recoin. Pour préparer ce déjeuner, Eva avait dû renoncer aux tubes d’aliments équilibrés, reconstituables à l’air, en magret de canard au poivre ou en bavarois à la framboise, par exemple, pour cuisiner elle-même. Alors, qu’ils acceptent l’idée d’un petit-fils génétiquement modifié, mieux valait ne pas y penser. Le combat serait sans doute sans merci. Elle se souvenait encore de la lutte acharnée qu’elle avait dû mener quand, étudiante, elle leur avait annoncé qu’elle voulait devenir ingénieur roboticienne, et, collaborer à la création des brigades androïdes, cette nouvelle force de police qui leur permettait à présent de vivre dans une société parfaitement sécurisée, mais qu’ils continuaient à dénigrer. Plus tard, un nouveau conflit était survenu, lorsqu’elle avait présenté Eric à ses parents : ils avaient catégoriquement refusé qu’elle épouse un généticien, un homme dont le travail constituait à créer des monstres. Ils n’avaient d’ailleurs pas assisté à son mariage, et, ne lui avaient pas adressé la parole pendant plus de trois ans.
« Mon Dieu, ce qu’ils peuvent être rétrogrades » soupira-t-elle en ouvrant la porte. Le repas se déroula sans incident notoire, dans cette froideur polie et ce semblant de convivialité qu’ils affichaient tous, lors des rares occasions qui les réunissaient. Naturellement, quelques piques furent lancées. Marc, le père de la jeune femme, ne manqua pas de taquiner son gendre, en le surnommant « Docteur Maboule ». Eva n’échappa pas à une critique sur son gigot d’agneau, trop cuit et caoutchouteux, selon Sophie, sa belle-mère. Tous deux furent ironiquement félicités pour leur pelouse parfaitement entretenue par la robotondeuse. Chacun s’efforça cependant, par un accord tacite, d’éviter des conversations qui les auraient conduits au bord de la rupture. Au dessert, néanmoins, Eric brisa ce fragile équilibre. Aussitôt, Marc éclata d’un gros rire sonore et jovial, en applaudissant à tout rompre :
« Enfin une heureuse nouvelle ! Bravo, les enfants ! Vous avez trouvé le mode d’emploi, il était temps ! Je suis sûre que vous allez nous faire un joli bébé rose et rondouillard. »
Il se leva, étreignit chaleureusement son gendre, visiblement mal à l’aise, plaqua deux baisers bruyants sur les joues de sa fille, qui retint avec peine une grimace.
« Ce sera un garçon, précisa Eric. Il pèsera 4,100 kg pour 48 cm à la naissance, et il sera blond. »
Soudain, le silence. Plusieurs minutes après, le fracas d’un verre brisé. Une chaise renversée. Sophie, debout, blême.
« Vous n’allez pas faire ça ! Je ne veux pas que mon petit-fils soit une de ces choses. »
Eric tenta de la calmer :
« Maman, nous souhaitons simplement donner à ce bébé les meilleures chances de réussir dans le monde où il vivra. Les modifications génétiques…
- ça suffit ! Je refuse d’en entendre davantage. D’ailleurs, je ne resterai pas une seconde plus dans cette maison de fou. »
Ces pas résonnèrent sur le carrelage, suivis du claquement sec et péremptoire de la porte d’entrée. Marc prit la parole à son tour, plus calme.
« Sophie a raison. Eva, Eric, vous êtes tous les deux en parfaite santé et jeune. Vous n’êtes pas intellectuellement stupides, que je sache. Pourtant, vous avez été conçus naturellement. Personne n’a joué avec vos chromosomes. Alors, pourquoi voulez-vous nous imposer cela ? »
Eva explosa.
« VOUS imposez cela ? On parle d’un enfant, je te signale, et, a fortiori de NOTRE enfant ! Nous n’imposons rien à personne, mais, vous n’avez pas à juger nos choix et notre manière de vivre ! Vous savez où se trouve la sortie. Disparaissez, tous ! »
Elle se tenait debout, livide de rage, pétrifiée par la colère, les jointures blanchies à force de serrer les points. Mais l’orage l’avait nerveusement épuisée. Dès que tout le monde eut quitté la salle de séjour, elle éclata en d’incompressibles sanglots. Elle aurait tant aimé que sa famille la comprenne, la soutienne, sans la critiquer, même si elle ne l’approuvait pas. Mais non, au lieu de cela, ils s’étaient comme toujours élevés en redresseurs de torts, la traitant comme une gamine irresponsable, plutôt que comme une femme de 34 ans.
L’ombre de la dispute planait encore dans son esprit, trois semaines plus tard. Aucun des protagonistes n’avait cru bon de contacter l’autre. Curieusement, sans se consulter, Eva et Eric évoquaient tous deux mentalement la scène, en patientant dans la salle d’attente du Docteur Larsen. Le généticien n’accordait que de très rares rendez-vous. Le délai pour en obtenir un pouvait atteindre six mois. Le couple n’avait bénéficié d’un régime de faveur qu’en raison du poste occupé par le jeune homme : le Docteur Larsen n’était autre que son patron. Scientifique brillant et bien vu, il avait joué de son statut pour obtenir rapidement l’entretien.
La fécondation in vitro réalisée quelques jours auparavant, dans le laboratoire de la société Enfant Génétiquement Parfait, à partir de leurs gamètes, s’avérait une simple formalité. Une fois l’œuf fécondé, le médecin en analysait le caryotype, identifiait et modifiait les allèles défectueuses ou mal orthographiées par la nature, afin que le futur bambin correspondent strictement aux critères déterminés par les parents.
« C’est un jeu d’enfant, expliqua-t-il avec bonne humeur. Regardez, voilà les images de votre thérapie génique personnelle. »
En parlant, il claqua des doigts. Un rectangle lumineux, sur lequel semblaient nagés les gênes, poursuivis par de longues et fines aiguilles, apparut au-dessus de son bureau.
« Voyez, reprit le médecin. Avant la mitose, nous implantons différents rétrovirus dans une cellule cible. Les molécules injectées sont synthétisées dans le noyau et transitent par le cytoplasme, où elles sont lues lors du traitement des protéines correspondantes, permettant de corriger les petites erreurs du génome. Ainsi, un bébé génétiquement brun naîtra avec les cheveux blonds. Evidemment, les antécédents médicaux problématiques sont purement et simplement effacés, comme le disque dur d’un ordinateur. Mais, suis-je bête ! Vous savez déjà tout cela… »
Nouveau claquement de doigts. L’écran disparut. Le docteur Larsen extirpa d’un minuscule boitier cubique, un disque métallique tout aussi petit.
« Tenez, je pense que vous désirez conserver les premières images de votre enfant. »
Eva rangea le CD dans son sac en demandant :
« Que va-t-il se passer, maintenant.
- Eh bien, comme Eric vous l’a certainement expliqué, nous allons implanter l’embryon dans votre utérus. Je suppose que vous préférerez laisser votre époux s’en charger. Je vous abandonne donc mon cabinet. »
Il sortit tandis que la jeune femme se débarrassait de ses vêtements et s’installait sur la table d’auscultation. Malgré son appréhension, elle sentit à peine la longue seringue s’infiltrer dans son intimité.
« Tout va bien, ma chérie ? »
Un hochement de tête. Elle se sentait flotter. Légèrement absente, comme avant de s’endormir.
« Voilà, c’est terminé. Tu vas rester allongée quelques minutes, puis, je te ramènerai à la maison. Il faut que tu te reposes. Tu n’as pas eu mal ?
- Non. »
Elle n’avait pas envie de discuter avec lui. Quelque part, au fond d’elle-même, sans savoir pourquoi, elle lui en voulait de lui imposer cela. Elle y avait consenti, certes, mais lui surtout défendait les E .G.P. Si elle s’était écoutée, ce bébé aurait été conçu normalement. Non pas qu’elle fut contre la thérapie génique de confort, bien au contraire. Mais, ce conflit avec ses parents la bouleversait. Elle se sentait de mauvaise humeur et malheureuse, quoique parfaitement consciente de sa redoutable mauvaise foi à l’encontre de son mari.
En montant dans son véhicule, le jeune homme commanda :
« A la maison ! »
La voiture se mit en branle sans qu’il eut effleuré le volant. Elle ne lui adressa pas le moindre mot durant tout le trajet de retour. Lorsqu’ils s’arrêtèrent devant leur domicile, Eva descendit sans l’embrasser. Elle ne désirait qu’une chose : s’envelopper dans une chaude couverture et dormir.
Elle commençait à somnoler mais une voix d’hôtesse s’éleva dans la chambre :
« Vous avez un appel téléphonique de Sophie. Souhaitez-vous décrocher ? »
Maudit téléphone. Ses paupières étaient si lourdes. Elle avait tellement sommeil. Elle murmura, cotonneuse :
« Décrocher. »
La voix de sa belle-mère emplit la pièce.
« Eva, ma chérie, je tenais à m’excuser pour notre comportement à tous, la dernière fois. Nous avons agis de manière absolument déplorable.
- Hum…
- Vous comprenez, toutes ces histoires nous font une tellement peur. Pour vous, tripoter les gênes d’un fœtus s’avère totalement normal. Vous avez grandi avec cette idée. Mais, pour les personnes de notre génération, c’est tout à fait différent. Et puis… Et puis, j’aimerai vous raconter une histoire. Oh, pas un conte de fée, malheureusement. Quelque chose qui s’est produit dans ma famille, il y a bien longtemps. »
Eva peinait encore à émerger de son sommeil pâteux.
« Sophie, votre appel me touche beaucoup, mais, j’ai passée la matinée au laboratoire et je suis épuisée. Puis-je vous téléphoner ultérieurement ?
- C’est vraiment important, ma petite fille. Accordez-moi quelques minutes, je vous en prie. »
Contre toute attente, cette femme si dure, si froide, la suppliait presque et semblait au bord des larmes. Cela valait bien la peine qu’elle gâche quelques minutes de repos. Elle se redressa sur son lit.
« Je vous écoute.
- Vois-tu, pour toi, la seconde guerre mondiale n’est qu’une espèce de mythe, une légende que l’on t’a vaguement enseignée à l’école. Mais, des gens ont vécu les horreurs dont tu as entendu parler. Ma grand-mère avait 17 ans en 1943. Elle s’est trouvée au mauvais endroit, au mauvais moment. Elle a été prise lors d’une rafle et déportée à Buckenwald, un camp de concentration aux frontières de l’Europe occidentale. On y pratiquait diverses expériences, soi-disant « scientifiques ». Sur la génétique, notamment. Ces pseudos savants cherchaient cherchait à améliorer leur race, à créer des êtres supérieurs. Les femmes correspondants aux bons critères étaient violées par un soldat sélectionné selon des caractéristiques correspondantes, qu’on leur attribuait spécialement à cet effet, Jusqu’à ce qu’elles tombent enceintes. C’est arrivé à ma grand-mère. Tu as déjà vu des aiguilles à tricoter. Tu sais, ces longues tiges de métal pointues, exposées au musée des Arts Anciens. Eh bien, au bout de trois mois de grossesse, on les a utilisées pour l’avorter, et, on a tenté de cloner son fœtus. Lorsque le camp a été libéré, en 1945, on a retrouvé des dizaines de bébés, dans des bocaux de formole. On y conservait les fruits issus des expériences ratées. Certains avaient un crâne démesuré, d’autres les membres atrophiés ou étaient hermaphrodites. Une véritable horreur ! Et, je ne te parlerai pas des traumatismes subis par ces femmes torturées. Tu comprendras peut-être mieux maintenant, pourquoi les travaux de la société EGP, et, le fait que mon propre fils y travaille, me mettent dans tous mes états. »
Eva sentait à présent les larmes ruisseler sur ses joues. Elle parvint à peine à articuler :
« Je suis tellement, tellement désolée…
- Ce n’est pas grave, ma chérie. C’est moi qui aie mal réagi. Après tout, le contexte est différent, et, il faut bien vivre avec son temps, accepter le progrès. Et, quelle que soit la façon dont ce bout de chou a été conçu, il restera mon petit-fils, quoi qu’il arrive. »
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