Poudreuse

 

DE la neige, on en a pas vu comme ça depuis des années dans la cité. De la bonne neige, blanche, immaculée, qui enveloppe toute la grisaille des tours de béton et des squares sans arbre. De la neige qui fait le bonheur des petits pouvant enfin jouer à des jeux de gosses mais le malheur des paumés qui couchent dans les caves ou sous les porches gelés.

Cet hiver qui commence, est donc vraiment exceptionnel mais pas seulement à cause des chutes de neige impressionnantes qui recouvrent toute la région, non, il est exceptionnel pour moi parce que c'est maintenant que je réalise que les miracles, ça existe. Les miracles de Noël, comme dans un film américain bidon avec de vieux bonshommes et des petits enfants qui croient que le Père Noël existe.

Momo, c'était un drogué qui couchait dans la cave de mon immeuble. Il y a deux jours de ça, on l'a retrouvé raide mort sur les marches qui descendent à la cave. On a cru d'abord qu'il était mort de froid car le sous-sol de l'immeuble est très mal chauffé mais j'ai entendu dire qu'il était mort, en fait, d'une overdose. Une overdose d'héro.

Quand j'ai appris sa mort, j'ai d'abord hésité à venir vous parler. Vous comprenez, j'ai la reup comme on dit chez moi. J'ai peur. J'ai la certitude d'être le dernier à avoir vu Momo avant sa mort. Et maintenant que tout s'est passé comme ça c'est passé, je me rends compte que tout ce qu'il disait Momo, ça avait un sens. J'ai toujours pensé qu'il délirait, que toutes les histoires qu'il me racontait à chaque fois que j'avais le malheur de croiser son chemin, étaient le fruit des hallucinations générées par la shooteuse ou une surconsommation de 8-6. Vous savez ce qu'on dit, la 8-6, la bière des lascars, ça vous ramollit le cerveau.

Donc, si j'ai peur, c'est surtout parce que je crains qu'on me mette sa mort sur le dos. Je suis connu dans la cité pour refiler quelques doses à l'occasion bien que je préfère dealer du shit ou de l'exta que je considère comme des drogues douces et donc moins nocives. Enfin, c'est vrai qu'à l'occasion je refourgue un peu de coke et de l'héro. et bien sûr Momo fait. enfin, faisait partie de ma clientèle.

Croyez-moi ou pas, la veille de sa mort, je lui avais rien vendu tout bonnement parce qu'il prétendait qu'on allait le livrer. D'autres dealers, j'avais cru comprendre. C'est là que tout a commencé.

Intrigué et un peu mécontent que l'on vienne me choucrouter mes parts de marché dans mon secteur, j'ai commencé à cuisiner Momo au sujet de ces nouveaux revendeurs.

« Dis-moi, Momo ! Qui c'est ces connards qui vont te livrer ce soir ? Je lui demandais.

- C'est juste un mec. Mais le mec que tout le monde connaît, tu piges ?

- Non ! C'est qui ce mec ?

- Mais bon sang ! C'est Noël ! Tu piges pas ? J'ai fait un voeu et tu sais quoi ?. J'ai souhaité que ce soir j'ai la dose de ma vie, tu piges ?

- Vas-y, Momo, va pas te défoncer le soir de Noël, ça s'fait ap ! C'est sûr, je comprends que t'aies un coup de blues mais si ça peut te rassurer, moi non plus j'ai personne et je me retrouve seultout ce soir de merde ! T'as qu'à faire comme moi, fume-toi un oinj et va te pieuter. C'est le mieux à faire une nuit comme asse !

- Je peux pas, je t'ai dit ! J'attends le mec qui doit me livrer. »

Et j'avais beau le questionner mais il y avait rien à faire, j'arrivais toujours pas à savoir qui aller venir lui amener sa dose. Alors j'ai décidé de lui tenir compagnie au moins jusqu'à l'arrivée du dealer. J'avais de quoi le recevoir, du reste. Brad, mon pitbull garde du corps, que je tenais au bout d'une corde était là pour lui apprendre les règles du marché à ce voleur de clientèle et il était bien dans mes intentions de lui faire regretter son incursion dans le territoire d'Abdel. Vous me connaissez assez pour savoir que je suis quelqu'un de posé. mais bon ! J'ai mes limites, faut pas dépasser les bornes !.

Il était aux alentours de 11 heures du soir, on était installé sur un banc devant une aire de jeu déserte. On a attendu dans le froid. On a attendu une heure. Momo parlait peu mais des fois, il poussait de petits gémissements comme quelqu'un qui pleure, vous voyez, le genre dépressif à mort !

A minuit sonnante, je les ai entendues. Les clochettes.

C'était bien lui. Je dois bien admettre que je m'y attendais un peu. Momo me répétait que c'était le soir de Noël. Mais moi, ce genre de conneries, j'y crois pas. D'abord parce que je suis musulman et puis toutes ces histoires ont été inventées pour faire vendre de la camelote et s'empiffrer la gueule d'huîtres et de foie gras deux fois dans l'année.

D'accord, j'y croyais pas mais en levant les yeux, je voyais bien un homme en rouge avec une barbe blanche comme du coton, sur un traîneau tiré par quatre rennes qui faisaient tinter des clochettes. Et le tout flottant dans l'air. Une vision incroyable qui illuminait le ciel nocturne. Ouais, c'était le Père Noël qui passait au-dessus de nos têtes. Il s'est posé juste à quelques mètres de nous. Il est descendu de son traîneau et s'est approché. Mon chien s'est alors faufilé sous le banc et il a plus bougé comme pris d'une peur animale.

Le Père Noël a jeté un paquet cadeau à Momo en lui criant :

« Tiens, mon petit Momo ! Et bonne bourre ! » C'était une voix grave et pénétrante. Une voix de bon père, le père dont les enfants rêvent. Le père qui exhausse les voeux. Ensuite, il est reparti comme il est venu. À ce moment-là, j'étais comme anesthésié - peut-être à cause du froid. J'ai repris donc conscience comme on émerge du sommeil et je me suis levé précipitamment - mes jambes, engourdies, me soutenaient à peine. J'ai couru péniblement jusqu'à l'emplacement où avait atterri le traîneau et j'ai bien vu ses traces sur la neige gelée de la veille. Je me suis retourné pour demander des explications à Momo mais lui aussi, il avait disparu.

« Viens, Brad, on gicle ! »

La neige, lentement sur la cité, s'est mise à tomber. Et j'ai couru les yeux au ciel et j'ai gueulé dans la nuit blanche, silencieuse. Brad gueulait avec moi, dans sa langue de chien.

« Attends, Mec ! J'en ai pas fini avec toi ! Reviens ! »

J'avais la haine comme on dit chez moi. J'avais la haine parce que je venais d'assister à quelque chose que j'ai toujours voulu nier, vous comprenez ? Dans ces moments-là, malgré les preuves, on persiste à refuser les faits. Et je me suis mis à gueuler à travers la cité : « 

J'étais tourmenté, déboussolé et triste. Je me suis assis sur une bitte en béton sur le parking de mon immeuble, les yeux toujours accrochés au ciel, je serrais mon klebs dans mes bras et je me suis mis à chialer. Oui, à chialer comme quand j'étais môme. Et j'ai marmonné : « Si t'existes vraiment; vas-y, fais moi un signe ! » Mais il se passait rien. La neige tombait de plus belle. J'étais pas bien et je ressentais une envie forte de me branler ; ça m'prend la nuit, quand j'ai des angoisses ! Je me suis dit : « Allez, laisse béton la neige, rentre chez toi, fais c'que t'as envie de faire, ensuite t'iras te pieuter pour oublier toute cette foutue histoire !. ».

Les mains dans les poches de mon cuir, le nez dégoulinant, je reniflais rageusement en traînant la patte. Je me suis dirigé vers l'entrée de mon HLM. Brad s'est mis alors à pousser des aboiements bizarres. « Qu'est-ce t'as toi ? » je lui demande. J'étais sur le point de lui balancer ma pompe dans la gueule pour le faire taire mais c'est alors que j'ai reconnu l'odeur. La neige qui tombait sur moi fondait pas. En fait, c'était pas de la neige qui venait blanchir mon blouson, non ! C'était de la cocaïne, monsieur ! De la bonne dropou, de la coco, de la neige ! Imaginez ma surprise ! J'étais comme fou, un miracle, le soir de Noël ! Le Père Noël venait de me faire un signe, il venait de me faire cadeau de plus de 200 grammes de coke que je récupérais en secouant le blanc sur mon blouson, quand je suis rentré dans ma piaule.

Vous pensez que je suis fou, docteur ?. Ou alors, vous pensez que je suis un mytho comme on dit chez moi. Un gars qui raconte des histoires à dormir debout pour se rendre intéressant devant ses copains. Si c'était le cas, j'aurais pas pris la peine de vous amener la poudre. Au moins ça, vous pouvez constater que je l'ai pas rêvé. D'ailleurs, depuis ce soir et surtout depuis la mort de Momo, j'ai décidé d'arrêter de dealer ces trucs. Momo, on peut pas dire que c'était le genre de garçon sage. C'était bien un pauvre type irrécupérable. Pourtant, si le Père Noël est venu pour lui, c'est qu'il souhaitait vraiment canner avec son produit. J'ai ma philosophie au sujet des types comme Momo. Il faisait partie de ces mecs, des crèves comme on dit, des crèves la vie. Incapables de s'adapter au monde réel, malades de la vie et qui un jour finissent par trouver le remède. On les retrouve morts d'un over-shoot, d'une balle dans la tête ou d'une super facture GDF. La vie pour Momo, c'était un calvaire insupportable. Tout ça, c'est bien triste. Mais bon ! Moi, en ce qui me concerne, je stoppe là, vous comprenez. Je me contenterai de dealer du shit ou des petits bonbons à l'entrée des boîtes, c'est moins criminel, je pense. De toutes façons, je vous laisse la preuve de ce que j'ai vécu le soir de Noël. Je vous remercie de m'avoir écouté. Au revoir, docteur !

« Les obsèques de votre femme auront lieu Mardi 28. Il est vraiment désolant de mourir d'un accident de la route un soir de Noël.

- Oui, oui ! Christine avait insisté pour venir passer le réveillon à la maison avec les enfants. Vous saviez qu'on était en instance de divorce. Enfin, c'est la vie. »

Le docteur Xavier Morel repose le combiné de téléphone et reste un moment le regard fixé sur le sachet blanc posé négligemment sur son bureau. Son dernier patient vient de le laisser là et il n'y a pas touché depuis. Il sourit, tire un tiroir de son bureau pour en retirer une petite cuillère et un tube en plastique, ensuite il ouvre le paquet et, avec la cuillère, il étale un peu de poudre sur le sous main de son bureau. Le tube dans le nez, il se penche et aspire fortement le produit.

Oui, pense-t-il en savourant la sensation qui traverse son corps, les miracles de Noël, ça existe ! Il soulève la photo encadrée posée sur son bureau sur lequelle il figure lui et ses deux enfants : Jean et Noémie. Maintenant, il se sent libre. Libre de profiter pleinement de sa vie, avec ses enfants à lui seul. « Merci d'avoir exhaussé mon voeu, Père Noël ! » dit-il à mi-voix. À la différence de son patient, il trouve que la poudre n'a pas d'odeur particulière. Il s'empresse de tout ranger dans son tiroir afin de continuer à donner ses consultations. Son dernier patient attend dans la salle d'attente. Il veut finir tôt. Aujourd'hui, les enfants sont chez leur grand-mère, la soirée, il a décidé de la passer avec Laure, son amante - une ancienne patiente. Cette femme souffrait depuis l'adolescence d'un manque de plaisir sexuel avec des partenaires qui faisaient usage du préservatif tandis qu'avec les autres, ceux qui ne prenaient pas de précaution, tout semblait lui convenir. Grâce à une thérapie appropriée, le docteur Morel a réussi à lui faire reprendre confiance en elle et dorénavant, ses blocages, liés à sa névrose, sont réduits à néant. La vie, pour Xavier Morel, est belle.

Dehors, la neige qui tombe en rafale vient blanchir les trottoirs.