L'amour du métier

 

 

 

GEORGES est tout à fait le personnage du film dont personne a encore écrit le scénario. Produit de la sélection de plusieurs siècles d’esclavage plus trente-cinq années en galère entre Port-au-Prince et Paris, il est grand, noir et musclé. Il a souvent l’occasion de se frotter à la caméra. Pour se faire un peu d’argent, il joue dans des films comme figurant. Un jour, son agent l’appelle et lui propose un casting pour un film porno. Son agent lui donne l’adresse, une rue dans le VIIIe arrondissement de Paris où il s’y rend quelques jours plus tard. À sa demande, j’accepte de l’accompagner.
Devant l’entrée de l’immeuble, je propose à Georges de venir me rejoindre au Quick des Champs Élysées, après son casting. Deux étages plus hauts, Georges tombe sur une porte entrouverte portant l’écriteau « CASTING ». Il pénètre dans l’appartement. La première pièce est complètement dénuée de mobilier hormis des chaises dont la plupart sont occupées par quelques personnes — visiblement d’autres candidats. Georges prend place sur une chaise libre et attend. Un peu plus tard, une voix d’homme en provenance d’une pièce contiguë se fait entendre appelant le premier candidat à venir se présenter. Puis plus tard, le candidat ressort et la voix appelle la personne suivante. Le temps s’écoule lentement interrompu occasionnellement par le bref va-et-vient des participants au casting.
Arrive enfin le tour de Georges. Il passe dans la pièce voisine. C’est une grande chambre blanc jaune, les rideaux sont tirés, mais le soleil dehors tape et plonge la pièce dans une chaleur ocre de fin d’après-midi lourde et suffocante. Au milieu de la chambre se trouve un grand lit vide recouvert d’un couvre-lit orange éclairé par deux spots disposés de chaque coté aux extrémités. Au premier coup d’œil, Georges constate la présence de trois personnes : une petite vieille tenant un bloc note sous le bras et deux hommes, l’un porte une casquette rouge et noire, tournant le dos à Georges, il s’entretient à voix basse avec l’autre, un grand gars mal rasé, occupé par la seule caméra visible dans la pièce. Georges se tourne pour refermer la porte, c’est à ce moment-là qu’il remarque la présence d’une autre personne. En effet, assise dans un fauteuil complètement à l’écart, une jeune femme noire vêtue d’une robe de chambre de soie blanche fume paresseusement une cigarette en fixant le rideau où rayonne le soleil de la mi-septembre.
L’homme à la casquette se tourne vers Georges et lui tend la main. Puis il lui propose un siège. Quand il s’adresse à lui, Georges reconnaît la voix du gars qui appelait d’une pièce à l’autre : « Moi, c’est Louis. Écoute, on a un petit problème avec la caméra, mais bon ! En attendant, on va discuter un peu. Tu fais quoi en ce moment ? Les films de cul, ça te branche ? Tu penses être en mesure de tenir le rôle ? On va voir ça ! Tu fais du sport ! Body-building ? On a justement besoin d’acteurs blacks pour un film hard ! Faudra te raser ! » Le gars est resté debout, Georges est obligé de lever la tête pour l’écouter et ça lui déplaît particulièrement si bien qu’à chaque question il répond silencieusement par un hochement de tête.
L’homme lève légèrement sa casquette laissant deviner son crâne complètement chauve, il se tourne vers la femme noire et déclare : « Bon dès que Frank a fini, on commence une petite prise avec Murielle… » Georges considère la femme et réfléchit. Tout lui paraît moins facile à présent. Il s’imaginait, lui, le beau mâle musclé à la peau d’ébène s’envoyer en l’air avec une Pam Anderson qu’un producteur généreux et fantaisiste aurait refaite de haut en bas. Seulement, il partage déjà sa vie avec ses deux femmes, toutes deux noires, l’une est la mère de ses enfants — il habite chez elle —, l’autre, plus âgée que lui, est une véritable tortionnaire du sexe et lui pompe littéralement toute son énergie à chaque fois qu’il va la voir. À force, la lassitude s’est installée dans sa vie sexuelle et quand, à l’occasion, il lui arrive de rencontrer une autre femme, black en l’occurrence, il avoue manquer de dynamisme. Il aimerait bien changer.
Maintenant la femme sort de sa léthargie, elle se lève lentement, telle une princesse nubienne s’apprêtant à passer sa nuit de noce, elle défait sa robe de chambre et vient s’allonger dans le grand lit, presque nue — elle a gardé sa petite culotte —, nonchalante, molle, passive, les bras croisés, elle regarde Georges avec une mine boudeuse. Georges cherche ce qui pourrait bien l’exciter dans ce corps menu, ces seins comme deux petites poires, ce visage qui aurait pu être beau s’il n’était fatigué, les traits tirés… Il s’imagine défaire son pantalon, enlever son slip, enfiler la capote qu’on lui tend, se placer devant la femme qui enlève sa petite culotte et écarte les cuisses, puis s’enfoncer lentement dans son vagin sec et irrité, le tout dans une atmosphère oppressante et devant trois personnes.
La vieille dame interrompt ses réflexions en lui tendant un texte qu’il parcourt lentement, toujours inquiet de rien voir venir du côté de sa libido. Le texte se compose de quelques phrases manuscrites qu’il doit gueuler pendant l’acte. « C’est pour entendre votre voix », lui explique la vieille dame sur le ton d’une maîtresse s’adressant à un écolier.
« Oui, c’est bon ! C’est bon ! Tu aimes ça, saloppe ! Hein ! Tu aimes ! Oui ! Ouiiiiiiii !… »
Frank — le cameraman — a fini de mettre au point la caméra. « Alors, on est prêt ? déclare-t-il, promptement.
— Finalement, je pense pas être en mesure de… Enfin… Au-jourd’hui… J’y arriverai pas…, répond Georges de sa voix grave à l’accent des Antilles.
— Pas de problème ! Un autre jour, peut-être ! Bye ! … »
Georges essuie la sueur qui perle de son front du revers de la main et laisse échapper un soupire à peine perceptible. Il se lève et s’en va.

J’en pouvais plus d’attendre. J’ai quitté le Quick me demandant ce que pouvait bien foutre Georges pour être si long. Quelle idée de faire un casting pour un film de cul !
Je remonte les Champs-Élysées. Dans les boutiques de mode, je croise l’œil des caméras, miroirs où les images dérisoires de morceaux de vie défilent, défilent sans trêves. Je fais pas de casting, pourtant, je suis acteur.
Le film débute avec ma rencontre avec cette fille pas très loin de la station de R.E.R. J’ai vaguement accroché sur son regard et sur son décolleté. Elle est pas très belle de gueule mais elle présente une dentition digne d’une pub pour Colgate et, tout compte fait, le reste est assez potable pour qu’elle figure en tête d’affiche d’un film à petit budget. Elle est espagnole. Le français, elle le parle mais avec un léger accent qui donne à sa voix une teinte ravissante. Elle est jeune, en plus, peut-être mineure, c’est facile de la baratiner. À sa façon de me regarder, je sais que je lui plais. Dans le cas contraire, il aurait fallu m’étendre en circonlocutions vaseuses et vraiment, je suis pas d’humeur. Mécaniquement, je récite les dialogues appris par cœur ; sous le spot du soleil de septembre dont les rayons fatigués colorent le ciel parisien d’une teinte rouge orange. Le boulevard est bondé de figurants, des passants qui passent et repassent devant le champ d’une caméra de surveillance urbaine qui filme la scène ; plus loin, le regard converge vers l’Arc de Triomphe de l’Étoile autour duquel gravite de vieilles voitures modèle années 30. Mon personnage est rodé, j’ai joué des rôles plus ardus. Et donc, après avoir débité des banalités comme dans un film de la nouvelle vague où les plans sont rapprochés, je sens qu’elle est chaude pour un truc à boire ou à manger. On s’installe sur la terrasse de l’Häagen Dazs des Champs à vingt pas de là. On échange quelques répliques, le serveur — hors champ — m’en souffle quelques-unes particulièrement difficiles à retenir… Je fais mine de l’ignorer et essaie de me concentrer sur les paroles de ma partenaire qui me distrait avec sa façon particulière d’avaler de petites cuillerées d’une glace café-chocolat le tout recouvert de chantilly… Elle me raconte ses vacances à Paris, elle oublie pas de me préciser qu’elle partageait une chambre d’hôtel dans le XVe avec sa copine qui est repartie ce matin. Elle, elle a prolongé son séjour d’une journée et se retrouve seule. Elle dit qu’elle voudrait finir par une super soirée en boîte, et tout et tout ! … J’ai pas vraiment envie de me faire chier dans une boite, et tout et tout ! … Non, je lui proposerais bien une petite promenade dans les rues de Bastille, un bar, la visite de sa chambre d’hôtel, dans cet ordre ou dans un autre.
Emilia.
Dans le champ, qui lentement s’élargit, l’éclairage naturel décline pour faire place à celui — artificiel — des réverbères. Dans la transition, l’avenue est devenue sombre, se muant en une gigantesque carcasse raidie grouillante de petits vers qui vont et viennent : des hommes… L’instant d’après, elle redevient la plus belle avenue du monde.

Enfin, voilà ! La chambre est charmante, rose — finalement, tout est charmant dans cette histoire. Il y a même un putain de grand miroir sur le mur au-dessus du lit. Je fais trois pas à la fenêtre, elle donne sur une petite rue sombre et peu fréquentée, éclairée à l’angle par une croix qui diffuse alternativement son halo vert. Emilia, pendant ce temps, me regarde bizarrement. Je me rapproche. Je la serre dans mes bras et l’embrasse sur les lèvres et dans le cou. Elle se dégage de mon étreinte, me saisit la tête sauvagement et telle une vamp délurée, me fourre sa langue dans la bouche. Je participe activement à ce baiser puis machinalement, je jette un œil à ma montre : 20H06. Il est pas vraiment tard ! Et puis, il est pas vraiment tôt non plus. Finalement, on pourrait envisager de passer la soirée dans une boîte de nuit, ça me permettra de consolider mes relations dans le milieu. C’est ce que je me dis quand Emilia commence à m’enlever ma veste puis défait la boucle de ma ceinture… J’improvise une réplique pour gagner un peu de temps : « Si on prenait un bain, toi et moi, ensemble ? » Je lui explique qu’habituellement, ça met bien en condition et ça permet d’apprendre à se connaître. Elle se met à rire. Un joli rire qui provoque des frissons me faisant presque oublier mon texte. Je devrais pas m’attacher sentimentalement comme ça, les comédiennes, on sait ce que c’est, ça vient, ça part !
Pendant le bain, on s’observe, on se touche timidement. Emilia rit beaucoup. J’apprécie particulièrement ces instants où je me sens vraiment en accord avec ma partenaire, je ressens de l’amour pour ce métier même si, quand même, j’ai conscience de jouer un rôle con dans un nanar un peu glauque sans thème, sans action, sans message derrière… C’est pas du grand art. C’est la vie.
On finit dans le grand lit. Pas tout à fait secs, elle et moi. Surtout elle.
En face de moi, je vois un mec, quelqu’un que je connais bien, c’est un acteur dilettante ; il s’apprête à passer à l’action sur une fille, une jeune touriste un peu naïve venue passer l’été à Paris, et qui conçoit pas de vacances sans se faire fourrer au moins une fois ; elle prend la pose à quatre pattes sous la lueur rose d’une lampe de chevet qui projette deux grandes ombres sur le lit jusqu’au mur. Généralement dans ces moments-là, je me mets à bad-tripper. Je me vois jouer un film animalier : le mâle en train de coïter sous le soleil ardent de la savane ou plutôt dans la fraîcheur d’un clair de lune… C’est quand même vrai que l’homme est un animal ! … Mais bon ! Je sais qu’on me confiera d’autres rôles, peut-être le grand rôle, le rôle de ma vie ! Et plutôt que de crever des chattes, je crèverai l’écran. En attendant, je sais ce que j’ai à faire. Là, la porte de la chambre s’ouvre. Un homme entre, il porte une casquette rouge et noire, il est suivi par un autre homme — un grand type mal rasé tirant une grosse caisse en bois noir montée sur roulette —, et une vieille dame dont l’air sérieux fait penser à une maîtresse d’école. Brutalement, le film change d’ambiance, la lumière vive jaillit des spots, le grand type oriente la caméra qu’il vient de sortir de la caisse de manière à éviter tout reflet nuisible dans le miroir… EH ! GARS ! GROUILLE TES FESSES ! ME FAIS PAS ATTENDRE, JE SUIS PRET LA ! BRAQUE TA PUTAIN DE CAMERA. Gros plan sur le cul de la fille toujours à quatre pattes. Elle se cambre complètement, je lui fourre deux doigts dans le vagin en lui caressant le bas du dos avec l’autre main. Une jeune femme noire, petite et mince, sort de la douche à poil. Elle entre dans le champ de la caméra comme une panthère en marchant à quatre pattes lentement sur lit dont les dimensions ont soudainement pris des proportions démesurées. Elle saisit mon sexe et commence à me branler avec les mains et la bouche. De l’utilisation de mes mains, je suis passé à celle de ma langue, suivant linéairement le script. La lumière, comme la caméra, s’introduit dans tous les coins. Rien est laissé dans l’ombre. J’ai pénétré quelqu’un et me lance à présent dans un mouvement de va-et-vient entrecoupé de courtes pauses. Les séquences se succèdent les unes aux autres à une cadence accélérée. Tantôt dessous, tantôt devant ou derrière, avec la noire, avec Emilia, dans un orifice, dans un autre, c’est devenu un véritable bordel de mélange : Café-chocolat le tout nappé de chantilly. Au-dessus de la mêlée, des gémissements, des cris, ma voix rauque : « OUI, C’EST BON ! C’EST BON ! TU AIMES ÇA, SALOPPE ! HEIN ! TU AIMES ! OUI ! OUIIIIIIII !… »
Les murs autour vacillent. L’éclairage retombe. La chambre, refroidie par la nuit, est plus habitée que par deux ombres dont l’une est saisie de tremblement tandis que l’autre gémit doucement. Tout est soft, rose. Emilia plonge ses yeux éclatés dans les miens, un sourire de Joconde aux lèvres, elle murmure : « Oui, j’aime ça… »
J’ai éjaculé trop tôt, je sens que je devrai remettre ça.