Léo était morose. Encore une journée passée abominable au bureau, sans autre résultat qu’un nombre accru de réclamations. Parfois il avait l’impression que toutes les affaires qu’il réglait engendraient chacune des réclamations supplémentaires. C’était usant.
En plus de ça, elle avait décidé de faire la tête. Elle ne bougeait plus de la cuisine, même quand il passait la tête par la porte pour lui dire bonsoir. Pas le moindre salut ou signe amical, le moindre sourire, nada.
Tout ça, c’était la faute de son médecin.
Il était allé faire une paire de contrôles, et cet abruti bien-pensant lui avait déclaré d’un air grave :
- Léo, ça ne va pas du tout. Le cholestérol, les triglycérides, la tension…tout est beaucoup trop haut. Et puis regardez-vous dans une glace, mon vieux ! Ce n’est plus un ventre, à ce stade-là !
Avec une parfaite mauvaise foi, il avait rétorqué :
- Pourtant je ne fais pas d’excès, docteur.
Ce dernier l’avait fixé sans rien dire.
- Bon, enfin, comme tout le monde, mais rien de méchant, hein…un peu de vin, de bière, du fromage, de la charcuterie…
Cet enfoiré lui avait asséné d’un ton péremptoire :
- Bien. A partir d’aujourd’hui, plus d’alcool, plus de fromage, plus de charcuterie. Et faites du sport ! Sinon, dans deux ans, c’est l’infarctus, et c’est à l’hôpital que nous discuterons.
- Mais, qu’est-ce que je vais manger, alors ? avait-il répondu, horrifié de la disparition de ce qui composait la base de ses repas.
- Légumes verts, laitages, céréales. De l’eau. Et pas de petite exception, ok ? avait conclu le médecin d’un ton sans réplique.
Il était revenu chez lui, le moral à zéro.
- Régime au pain sec et à l’eau, ou presque…je suis désolé, mais tu ne vas pas pouvoir rester. J’en meurs d’envie, mais ce n’est pas possible. Je vais être invivable. Il vaut mieux que tu t’en ailles.
Elle avait boudé d’une façon si charmante qu’il s’était laissé attendrir par sa joliesse joufflue et ses courbes appétissantes, et l’avait gardée chez lui.
Mais depuis, il était en permanence d’une humeur de chien. Et les choses allaient de mal en pis.
Il se souvenait pourtant, quand ils étaient revenus ensemble d’Auvergne. Il lui semblait que c’était hier. Il s’était fait une telle joie du moment où ils se retrouveraient ensemble chez lui ! Il avait imaginé un souper fin en tête à tête, avec une bonne bouteille de St Emilion, ou peut-être un Côtes-de-Nuit, un Selles-sur-Cher à point, et du pain au levain de chez Ganachaud.
Elle avait approuvé ce choix.La compagne idéale.
Adieu chèvre, cochon, couvée. Et le St Emilion par la même occasion.
Ce tortionnaire de toubib ne savait pas par quelles affres il passait. Combien c’était dur, en passant devant le frigo, de ne pas craquer.
Et elle qui était là, immobile, muettement moqueuse, le regardant manger ses haricots verts et ses pommes de terre bouillies arrosées d’Evian.
Pour la n-ième fois, il entra dans la cuisine. Elle était là, comme de juste, le narguant de sa présence silencieuse.
Quelque chose, dans sa passivité narquoise, le mit hors de lui.
Pourquoi à cet instant précis ? Il ne savait pas. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il ne pouvait plus tenir, , qu’il avait atteint le point de rupture, qu’il ne pouvait en encaisser davantage. Même pas la proverbiale goutte d’eau. Trop, c’était trop.
Lui tournant le dos, il ouvrit subrepticement le tiroir du buffet, faisant mine de regarder la liste de course du lendemain. Sa main glissa sur les manches : le couteau à gigot, le couteau à jambon, le couteau large pour les côtes de boeuf, le tranchoir, le couteau à huîtres…il les connaissait si bien, qu’il trouva sans regarder, sans hésiter, celui qu’il cherchait : le Laguiole long et effilé, affûté comme un rasoir. Sa paume caressa la poignée de corne, si familière. Il fut pris d’une sorte de vertige.
Sa main se referma dessus, sans qu’il ait vraiment conscience de l’avoir fait.
Doucement, doucement, il referma le tiroir, et dissimulant la lame sous son avant-bras, se dirigea vers elle. De l’autre main, il mit sur la table le plat de carottes râpées, pour donner le change.
Puis, avec un bond de tigre, il se retourna, et avec un cri bestial planta sauvagement le Laguiole dans la magnifique saucisse sèche ramenée d’Auvergne quinze jours plus tôt.