Nuit du 20 décembre 2005 : L'agonie, c'est meilleur avec du vin !


Amélie était couchée par terre pendant que sa vie la quittait peu à peu, suintant de ses nombreuses blessures. Mais malgré son état, elle continuait pourtant la fouille frénétique de son passé avec l'espoir de comprendre par quel enchaînement étrange elle s'était retrouvée à moitié nue sur ce macabre trottoir, toute couverte de sang et de givre. Sa faiblesse était toutefois telle qu'elle ne pouvait même plus penser de façon cohérente. Autour d'elle il n'y avait que la nuit et une poignée de démons sombres, qui n'avaient d'humain que l'apparence. Soudain, au coeur de son agonie, une marée de rats au pelage noir commença à s'agglutiner autour de la fillette, alléchés sans doute par le parfum sucré du désespoir, si souvent prélude à la mort.
 

Enfin quelque chose se cassa à l'intérieur d'Amélie alors que son dernier écho de vie s'envolait dans l'air hivernal. Et la marée de rongeurs se mit immédiatement au travail, commençant sans attendre le dépeçage en règle des chairs encore fraîches de celle qui fût à n'en point douter la petite fille la plus curieuse de sa génération. Les mouches ne tardèrent pas non plus à quitter leurs nids d'ordures chauds et humides pour se joindre à ce festin... qui sentait si bon la mort.
 

Tous les hommes présents dans la sombre ruelle semblaient fascinés par le spectacle qu'offrait l'enfant dévorée et le claquement de chaque morsure resterait à coup sûr gravé dans leur mémoire pour longtemps. Certains des spectateurs s'approchaient timidement, contemplant les os mis à nus ou encore l'arabesque des mutilations sur la peau pâle alors que d'autres ne pouvaient détacher leurs yeux des petits animaux sombres qui creusaient la chair avec acharnement. La lune donnait à cette scène de fin du monde un aspect laiteux et la réalité semblait bien distante au coeur de cette nuit froide, emplie seulement de crissements hideux.
 

Bien entendu, il y aurait d'innombrables verres de rhum, des centaines de strip-tease et bien des cigares pour effacer ces sombres instants, et puis plus tard viendraient d'autres envies coupables. Car si le temps réduit tout en poussière, il n'efface pas l'habitude. Voilà d'ailleurs bien la seule vérité à laquelle Dimitri R. se raccrochait encore, lui dont la spécialité était de fournir “tous services demandés“, comme le clamait fièrement sa carte de visite.
 

Soudain, l'un des hommes s'adressa à lui d'une voix aussi tordue qu'amusée et lui dit qu'il fallait arroser un tel spectacle de bon vin. Ce-faisant, il déboucha une bouteille Château Lafitte 1945 pour en déverser le contenu sur le cadavre de la fillette déjà passablement entamé par les rongeurs dont le pelage virait progressivement à l'écarlate. Au début, les créatures reculèrent, mais ne pouvant résister trop longtemps à leur faim, elles se remirent rapidement à table. C'était bien la première fois que Dimitri voyait un client pimenter une scène d'agonie de telle façon. Cela dit, son métier lui avait appris qu'il ne fallait vraiment jurer de rien. D'ailleurs, force était d'admettre que l'inconnu avait du style... qui aurait pensé au vin en telle circonstance ? Dimitri se laissa alors aller à ses rêveries et imagina une telle scène dans un grand restaurant Parisien. “Que puis-je vous servir, monsieur ?“ Et au client de répondre avec un air affable : “Une fillette givrée sur son lit de rats dévorants, saucée avec un grand cru.“
 

Mais un autre client le sorti de ses pensées quelques instants plus tard. Cette fois il s'agissait du professeur A., éminent spécialiste en histoire antique et également un sacré pervers d'après ce que Dimitri avait entendu murmurer dans le milieu. D'une voix monocorde, le vieux tas de merde se contenta d'une citation tirée de l'un de ses propres livres : “Dans la Rome antique, il était courant de se nourrir de rats en cas de pénurie, pour la plèbe tout du moins.“ Dimitri était habitué à ce mode d'expression chez le professeur et savait qu'il fallait toujours en déduire le pire. Mais étais-ce à dire que le vieux A. voulait manger l'une de ces créatures immondes ? Les yeux luisants du vieil homme fournirent une réponse plus que suffisante et Dimitri se dirigea vers la limousine garée dans l'allée pour se procurer de quoi capturer quelques rongeurs. La soirée était en tout état de cause riche en événements et il venait d'en apprendre une de plus sur le si fameux professeur A., cet humaniste par essence, comme le décrivait sa famille et ses collègues de travail.


Après avoir capturé cinq rongeurs bien dodus, Dimitri signala au groupe qu'il fallait s'en aller pour ne pas risquer d'ennuis avec la police. C'était toutefois-là un pur mensonge qu'il servait à tous ses clients, histoire de les arracher à leur contemplation de la mort qui semblait pouvoir durer indéfiniment. En réalité, la police ne passerai pas dans cette ruelle avant plusieurs dizaines d'heures, et ce grâce à sa première source de financement : la corruption, outil dont Dimitri avait rapidement acquis un maniement parfait. D'ailleurs il avait même eu la prévenance de prendre les mesures funéraires qui convenaient à la jeune Amélie : un allé simple pour la décharge publique locale la plus proche. Après l'orphelinat et les trottoirs, il n'y avait pas, selon Dimitri tout du moins, de meilleur prélude à l'enfer. “Tout de même, 15 ans c'est un peu jeune pour aller y cramer“ pensa-t-il en se dirigeant vers sa limousine, une nouvelle cigarette coincée entre ses lèvres charnues.


Quelques os rongés plus tard, le reste du groupe se dirigea également vers le sombre carrosse, certains jetant un dernier coup d'œil fiévreux au spectacle alors que les premiers rayons d'un soleil pâle embrasaient les mosaïques pourpres entourant maintenant les lambeaux d'Amélie.


21 décembre : Le Club Curieux

 

Après une vingtaine de minutes, tout le groupe arriva au Club Curieux, dont les locaux occupaient une vieille maison d'architecture victorienne. Entourée d'un jardin anglais cossu, c'était le siège d'une organisation dont Dimitri avait encore du mal à cerner les contours, même après plus de deux années en son sein. Le credo de la maison était pourtant simple : nous faisons tout ce que les autres ne font pas. Et les clients en quête de sensations fortes affluaient. Bien entendu, ces diverses mises en scènes perverses avaient un prix, mais il y avait toujours des gens prêts à tout pour voir ce que personne n'avait vu ou faire ce que si peu avaient fait en cette époque aseptisée à souhait, où il était légal d'être un porc sadique derrière son écran mais jamais en réalité. Dimitri s'était progressivement spécialisé dans ce qu'on peut appeler les désirs voyeurs, à savoir tous ceux qui n'impliquaient pas nécessairement une participation directe du client. Et les scènes d'agonies comme celle de la nuit précédente étaient particulièrement demandées. Étrangement, Dimitri avait remarqué qu'elles stimulaient énormément l'imagination, au point de provoquer l'apparition de désirs étranges, même selon les standards pourtant quasi-inexistants du Club Curieux. C'est pourquoi il avait été décidé que les clients devraient êtres gardés en observation une journée après avoir assisté à ce qu'on appelait pudiquement ici une expiration.


Ainsi donc nos sept petits pervers aussi brillants que désoeuvrés se retrouvaient coincés au Club Curieux pour les douze heures avenir. Bien entendu la maison offrait toute une palette de divertissements : des massages érotiques japonais à la consommation de toutes les drogues possibles et imaginables, le tout doublé bien sûr d’un service de chambre impeccable. Certains clients artistes profitaient aussi de ce temps de retour à la réalité pour exorciser les horreurs auxquelles ils avaient volontairement assisté en réalisant de véritables petits chef-d'oeuvres dans les nombreuses alcôves sombres de la vaste demeure. Et puis il y avait aussi les irrécupérables comme le professeur A., qui ne pouvaient simplement pas attendre d'y retourner et déjà planifiaient leurs prochaines expériences avec délice devant quelques lignes de coke ou perdus dans les fumées douceâtres du crack. À la fin de la période de normalisation, tous les clients se retrouvaient autour d'un repas avant de regagner leur famille et leur petite vie si bien rangée.


Dimitri avait toujours été fasciné de voir à quel point tous leurs déguisements de banalité étaient élaborés. À tel point en fait qu'ils y croyaient eux-mêmes. “Nous sommes des gens bien mais avec tant de responsabilités qu'il faut bien décompresser. En plus si vous connaissiez ma femme...“ C'était le professeur A. qui lui avait fait part de cet aveu pendant qu'il crucifiait un handicapé mental, histoire d'éprouver la réalité des rudesses du droit romain, comme il disait.


Tous les clients du Club Curieux partageaient en tout cas un certain intérêt pour la mort et beaucoup étaient également emprunts des croyances occultes les plus diverses. D'autres cependant n'assistaient aux séances que pour tromper leur ennui et parce que tous les plaisirs conventionnels avaient finis par les lasser. D'autres encore utilisaient l'interdit comme stimulant et c'était souvent les pieds traînant dans une mare de sang frais que se composaient les plus beaux vers ou les plus ingénieuses lois jamais imaginées. Et contrairement à ce qu'on pourrait penser, le Club Curieux attirait à lui la fine fleur de la société. Dimitri ne savait pas réellement quoi en penser si ce n'est que son pays était dirigé par des psychopathes. Le principal était toutefois qu'ils payaient cash, et toujours par avance.


Le groupe du jour était composé d'un habitué, le fameux professeur A. et de six autres nouveaux clients. Tout d'abord le très sadique Georges C., agrégé de philosophie et qui avait tenté de faire mémoriser les oeuvres complètes de Kant à Amélie à grands coup de bâton. Il avait 45 ans, un corps malingre et des yeux gris clair assez engageants. Ses petites lunettes cerclées de métal parachevaient le portrait d'un homme assez banal au premier abord. Mais derrière ce visage de bébé sans expression se cachait en réalité un esprit fin et malfaisant dont les théories pouvaient se lire de plusieurs façons. Bien que spécialiste du raisonnement, celui que nous appelleront monsieur C. adorait en fait les mauvais traits d'esprit presque autant que la cocaïne, qu'il sniffait jusqu'à saignement. Ensuite Aurélien B., homme d'affaire et banquier dont les liens avec la pègre ne semblaient inconnus que de la police. C'était indéniablement un porc sans finesse, mais l'argent ouvrait toute les portes, y compris celles du Club Curieux. Suivait Allan Brickmaker, réalisateur et auteur anglais dont les oeuvres se retrouvaient régulièrement en tête des ventes. C'était le type même du client ennuyé qui chaque jour trouve plus d'insipidité à la vie. Il avait était initié aux affaires du Club Curieux par le professeur A., qui lui servait d'ailleurs assez souvent de consultant sur ses divers projets d'écriture. Le reste des clients avaient voulu rester anonymes et Dimitri ne les connaissait que par des pseudonymes ridicules et leurs mystérieux masques vénitiens.
Une fois dans le hall d'entrée du Club, Dimitri annonça à sa petite congrégation d'assassins les différents services offerts au manoir et leur annonça également le moment ou ils pourraient tous quitter l'endroit , à savoir 21 heure précise. Il précisa aussi que le dîner serait servi deux heures plus tôt, avec présence obligatoire. Après de brefs signes d'approbation, les clients se dispersèrent dans l'immense maison pour s'adonner à leurs vices préférés en attendant la libération.

 

Tous à l'exception de Georges C. prirent la direction des étages supérieurs du petit château cossu, histoire de goûter aux saveurs à la fois des femmes, des alcools et des divers psychotropes qu'ils appréciaient tant. Mais notre philosophe tordu avait envie de tester le sous-sol. Sur le petit guide que Dimitri leur avait fourni avant de s'éclipser tous les services de cette charmante maisonnée étaient indiqués par pièce, sauf en ce qui concernait la cave, qui n'avait dans la colonne service que l'invitante mention “mystère“.


Monsieur C. trouvait déjà l'idée d'avoir édité le guide sous forme de menu particulièrement ingénieuse et excitante, mais le terme mystère l'intriguait plus que tout. Que pouvait bien renfermer la cave de ce lieu de débauche qui aurait fait pâlir d'envie le grand immonde lui-même ? Notre frêle philosophe se sentait comme un petit Caligula en se dirigeant vers les tréfonds de cette demeure de perversité aux relents si luxueux. Les nombreux domestiques qu'il croisa en chemin lui souriaient tous d'un air étrange et légèrement surpris, comme si ils voyaient rarement des clients dans cette partie de la maison. Enfin Georges arriva devant une grande porte sombre encadrée d'une bordure de tissu rouge pourpre. Des lettres d'or avaient également été calligraphiées au somment de l'entrée et on pouvait y lire le texte suivant : Mange Mon Monstre. Voilà une invitation intéressante, pensa C. en y voyant immédiatement un défi à son esprit de déduction froid. Et sans un regard un arrière, il pénétra dans ce qu'il pensait n'être qu'une expérience intéressante de plus.

 

Prochain chapitre : Mange Mon Monstre