La cité invisible des mots

LA cité invisible des mots est étrange, mais j’y suis toujours accueilli avec le sourire. Les mots, je peux les choisir pour mes poésies, mes nouvelles ou mes romans pour autant que je respecte les règles d’accord de la cité. Ce n’est pas toujours évident de respecter la loi des mots. Les fautes d’inattention sont courantes, même pour ceux qui connaissent très bien la cité. Parfois, pour éviter qu’elle ne s’effondre comme un château de cartes, je suis obligé de consulter les livres de lois. On appelle ces livres des dictionnaires et des grammaires. Ils ont des rôles très différents. Le dictionnaire c’est un peu l’équivalent de l’annuaire téléphonique que nous connaissons. La grammaire veille au protocole. Elle nous apprend comment ne pas mettre, côte à côte, à la même table, certains mots de la famille des adverbes avec ceux de la famille des adjectifs. Depuis toujours, il y a des tensions entre ces deux familles, mais il paraît ,selon les derniers petits potins de la cité, que certains adverbes ont les mêmes racines que des adjectifs. Je me demande, si derrière tout cela ne se cache pas une sombre histoire d’héritage. Bref, les mots ont leurs lois comme nous nous avons les nôtres. Leur société est basée sur un système de castes et il est très difficile d’en changer. Les conjonctions ont très peu de chance de devenir des adjectifs, car un léger différent les sépare. C’est juste une question de naissance. En résumé, il ne faut pas aller à l’encontre des règles de la cité, vous risqueriez d’en être banni. Je me souviens d’un célèbre écrivain dont l’œuvre fut mise au pilon, car il avait des problèmes relationnels avec les participes passés des verbes pronominaux. Cela arrive souvent, malgré la tolérance de la cité, car la cité est tolérante. Il y a peu de racisme dans la cité. Vous pouvez vous y promener et rencontrer des mots d’origine étrangère de passage dans la région. J’ai moi-même pu m’entretenir avec SPAGHETTI et GOAL. Un parti extrémiste a bien tenté quelques coups d’état en destituant, par exemple, WALKMAN de son pouvoir pour le remplacer par un certain BALADEUR. Les jeunes de la cité ne l ’ont pas laissé faire. Ils ont continué de vénérer WALKMAN tout en respectant BALADEUR. La cité respecte également ses ancêtres. Elle ne les place pas dans des homes. Elle veille sur eux depuis des centaines d’années, vous pouvez encore côtoyer CORPUS ou MODUS VIVENDI. Ils sont encore en pleine forme, ils n’ont pas pris une ride. Il y a bien quelques archaïsmes, mais le taux d’accroissement naturel de la cité est au beau fixe si l’on songe aux néologismes. Lors de mes pérégrinations, j’ai pu constater que certains avaient une aura particulière. Je pense à ALUNIR qui a eu son heure de gloire, mais surtout à INTERNET qui m’a laissé récemment sa carte de visite. Ces nouveaux habitants de la cité sont très féconds. Grâce à eux, naquirent des astronautes, des cosmonautes, des spationautes, des internautes... Comme partout les naissances sont des événements merveilleux. J’insiste sur ce fait, parce que j’ai un rôle dans la cité. Je suis chargé des mariages. J’ai eu l’honneur d’unir les mots CHOU et FLEUR, MILLE et FEUILLE, ESPACE et TEMPS... Je suis très fier de mon travail. Le problème, c’est que certains sont infidèles. On m’a prévenu que MILLE trompait FEUILLE avec PATTES et que CHOU agissait de même avec NAVET et PALMISTE. Un vrai coureur ce CHOU... Pour beaucoup, mon travail est facile, mais je peux vous jurer que ce n’est pas toujours évident de trouver les traits d’union. Il m’arrive de les oublier ou de les laisser sciemment dans leur placard. C’est précisément l’association de deux mots sans trait d’union qui m’a valu les pires ennuis dans la cité. J’étais pour le mariage de SOLEIL avec NOIR. Certains y avaient déjà pensé, mais n’avaient jamais osé. Ce n’était pas évident, le vaudeville existait dans la cité. Comme partout, il y avait des amants dans les armoires et des cocus magnifiques. LUMIÈRE était la maîtresse de SOLEIL , mais l’ennemie de NOIR. SOLEIL fréquentait NOIR, de temps en temps, grâce à son amie LUNE. C’est risible, mais c’était comme je vous le raconte. Par un tour de passe-passe dont je garde le secret, SOLEIL et NOIR cohabitèrent sous le même toit. J’étais heureux de cet arrangement, mais la critique m’attendait au tournant. Un soir où je me rendais dans la cité, la garde prétorienne constituée essentiellement par la ponctuation m’attendait aux portes. Je pensais que c’était un contrôle de routine comme il en existe tant afin d’éviter certains vols. Eh bien, pas du tout, on me confisqua mon passeport et on m’emmena sur le champ devant le tribunal. Que me reprochait-on ? Simplement d’avoir réussi l’osmose entre SOLEIL et NOIR en prenant JOUR et NUIT pour témoins. On m’ordonna de prendre un avocat pour me défendre. Je choisis metaPHORE qui plaidait ,paraît-il, très bien, ceci n’étant pas une image. J’ai encore sous les yeux les motifs exacts de mon inculpation. J’avais agi contre nature en favorisant l’homosexualité, car les mots choisis étaient de sexe masculin. On prétendait également que j’avais kidnappé LUMIÈRE. MÉTAPHORE s’en donna à cœur joie soulevant le fait que SOLEIL et NOIR avaient malgré leur sexe commun une descendance importante dont ÉCLIPSE ayant son influence sur le vocabulaire. Certains la vénéraient, d’autres la craignaient, mais elle avait pas mal de relations qui pouvaient nuire aux intérêts de la cité. En l’écoutant, je pensais à Tintin dans « Le Temple du soleil. » De plus, il n’y avait aucune preuve de ma participation dans l’enlèvement de LUMIÈRE. Afin de les convaincre de mon innocence, MÉTAPHORE fit venir à la barre TÉNÈBRE qui me fut d’un réel secours. Durant cette période, j’eus un véritable soutien. Des comités se créèrent, dirigés par DÉSESPOIR et par SPLEEN. Je reçus énormément de lettres. On était pour ou contre. On était blanc ou noir, jamais gris, car GRIS était connu dans la cité pour son opportunisme. Des journaux comme « Le Soir » ou « Le Matin » doublèrent de tirage. Dépassé par l’affaire, je me mis dans l’idée qu’une cabale avait été fomentée contre ma personne. Nuire pour le plaisir de nuire permettait aux exclus de la cité d’avoir l’impression d’exister. Devais-je me sentir coupable des retombées de ma création sur la jeunesse ? Le jugement fut vite rendu. Au moment de sa lecture, je fus pris d’un profond malaise. Fatigué par cette histoire, je me suis endormi sur le banc des accusés. Personne n’est venu me réveiller. Si je vous confie tout cela aujourd’hui, c’est parce que, ce matin, dans mon lit, j’étais seul avec mon passeport sur le cœur et que la cité m’a laissé quelques clefs pour ouvrir vos rêves.

 

Jean-Marc Pierard, décembre 1999